Pré publié en partie dans la défunte revue Ferraille, le Pinocchio de Winshluss s’est fait désirer pendant plusieurs années. L’auteur a finalement accouché d’un chef-d’œuvre en sortant le polichinelle qu’il couvait amoureusement au plus profond de ses tiroirs. Bien sûr, le lecteur peut pinailler sur les finitions notamment autour de la mise en couleur, de la qualité d'impression (Jiminy méritait mieux qu'un dessin en noir et blanc crobardé sur le bout d'une table ; ses mésaventures auraient pu être contées dans un camaïeu gris bleu dans lequel Winshluss excelle) mais dans l’ensemble, la bande dessinée du maestro est une réussite stupéfiante. De multiples récits s’emboîtent, se superposent et se complètent, certains avec des retours en arrière, tout ceci dans une limpidité déconcertante. On commence l’histoire avec le largage en pleine mer d’un fût radioactif qui contamine un poisson, futur Monstro de l’histoire dans lequel Geppetto va se retrouver. La planche suivante nous entraîne chez un inspecteur Javert déprimé, jouant à la roulette russe avec son chat et qui doit penser que rien de bon ne peut sortir du monde et des hommes : « Vous m'ennuyez. Tuez-moi plutôt » pourrait-il dire si Winshluss insérait des bulles dans l’aquarium glauque où pataugent ses personnages mais sa bande dessinée est presque muette sauf quand Jiminy Cafard, la conscience du pantin d’acier, se lamente. Après cette introduction détonante, on entre dans le vif du sujet. La femme de Geppetto fait des ronds de fumée devant la télévision pendant que son mari soude et apporte les ultimes finitions à Pinocchio, robot au regard fixe, éberlué, au nez proéminant serti sur une face enfantine, doté d’armes secrètes et meurtrières. Très rapidement, le lecteur va être confronté au génie de Winshluss. Trois récits se développent en même temps. D’une part, Geppetto part vanter son invention à un galonné. Pendant ce temps Pinocchio fait la vaisselle alors que la femme de l’inventeur bouquine en maillot de bain sur son transat. Au coin de la cuisinière, Jiminy Cafard perd son job, se fait larguer par sa femme et vient buter sur le pied métallique de Pinocchio. Contre-plongée, le cafard admire son futur appartement : « Cool ! Un appart avec vue sur l’évier ». Il pénètre dans la tête du robot par l’orbite et raccorde deux fils électriques dans l’espoir d’avoir le « câble gratos » mais il amène à son insu la conscience chez Pinocchio. Comme dans Smart Monkey, autre oeuvre magistrale de l'auteur, en trois cases extraordinaires, Winshluss montre l’éveil de l’esprit dans une masse brute. Maintenant que Geppetto explique au militaire les talents guerriers de son super robot, Pinocchio allonge des doigts télescopiques aux extrémités phalliques en étalant la crème solaire sur le corps ruisselant de Svetlana Geppetto, ancienne prostituée fessue devenue la pétasse d’un inventeur en mal de reconnaissance et de fortune. Emoustillée, Svetlana met bas le short de Pinocchio et constate, déçue, que le robot est asexué. Heureusement, le nez mafflu est multi usage. La suite est hallucinante et irrésistible. Stromboli est un entrepreneur ogresque. Des enfants esclaves fabriquent des jouets à la chaîne. Quand ils arrivent à bout de force, ils sont brûlés dans la chaudière de l’usine. Un inquiétant voleur d’organes trafique dans l’ombre et vend un cœur à sept nains salopards. Ceux-ci veulent ressusciter Blanche-Neige pour abuser d’elle mais elle prend la fuite, se jette à l’eau, est recueillie par une surfeuse lesbienne. Avec son visage de Betty Boop, Blanche-Neige rappelle autant les créations de Walt Disney que celles des frères Dave et Max Fleischer.
Sans cesse, Winshluss pose ses pains de plastique pour faire voler en éclats les clichés véhiculés par Disney et compagnie. Le monde enchanté est un leurre et n’arrive pas à voiler complètement un cauchemar à ciel ouvert. D’album en album, l’auteur bâtit une œuvre forte et cohérente avec des thèmes récurrents qui se répondent et s’enrichissent. L’humour est noir et corrosif. L’argent et le sexe semblent pourrir tous les sentiments. L’altruisme et la compassion n’ont plus cours dans le grand marché de dupes où s’enlise l’humanité. Le lecteur peut en rire ou en pleurer mais il est difficile de rester insensible à tout ce qu’une telle bande dessinée peut récupérer et brasser.
Quand Carlo Collodi (1826-1890) fait aller son pantin dans la Toscane du XIXe siècle, les rencontres surgissent naturellement au détour d’un chemin de campagne à l’exemple d’un grillon, d’un serpent, d’un pêcheur ou d’un montreur de marionnettes. Quand Vincent Paronnaud (né en 1970), alias Winshluss, entraîne Pinocchio 150 ans plus tard dans notre monde contemporain, il y est naturellement question d’esclavagisme, de trafic d’organe, d’endoctrinement, de drogue, de perversion sexuelle et de tous les maux qui hantent nos vies précaires. Winshluss a réactivé le mythe de Pinnochio avec une rare puissance. L’original n’a pas à en rougir. C'est le principe même du conte d'être sans cesse récupéré et enrichi au fil des veillées. Remis sur l'établi de Winshluss, travaillé au coeur de la fibre, Pinocchio ne déroge pas à la règle. Le pantin éternel, les yeux grands ouverts dans la nuit, nous dit sans un mot, avec une intensité extrême, l'hébétude d'être dans ce monde las.
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