Une ferme perdue au fin fond de l'Afrique du Sud.. Baas, maître des lieux, homme dur et violent, y vit avec sa fille Magda, pour laquelle il ne semble éprouver qu'indifférence. Magda est la narratrice. Elle raconte l'enchaînement des événements qui vont mener au drame, à partir du moment où Hendrik, le serviteur noir de la maison, y amène Anna, sa jeune épouse que Baas entreprend de séduire. Elle le fait de façon hallucinée, mêlant ses fantasmes de fille vierge, aigrie et frustrée à la réalité, attribuant même plusieurs versions à certains épisodes, et l'on a parfois du mal à faire la part entre le vrai et l'imaginé, entre les faits et le ressenti.
Une très belle écriture, on sent l'aridité, la poussière, la dureté de la vie dans le veldt sud-africain, et la montée progressive de la folie qui s'empare des protagonistes.

"Au coeur de ce pays" est un roman crypté et allusif qui demande une lecture attentive et une bonne endurance au malheur et à la déréliction. Difficile de trouver un livre plus "noir" ; la rage qui habita Coetzee à l'écriture du roman est palpable à chaque ligne, et, la lecture achevée ,on a l'impression de sortir d'un mauvais rêve dont toute la problématique philosophico-mystique des derniers chapitres nous échappe.

Le coeur de ce pays (l'Afrique du sud bien sûr) c'est le veldt ; terre inhospitalière étendant sa platitude semi-dèsertique à l'infini, proie de la chaleur et du froid. C'est le pays des Boers, les descendants du Grand Trek, calvinistes rudes et intolérants, la Bible dans une main le fusil dans l'autre....

Une ferme isolée dans ce pays désolé, une époque improbable (non spécifiée par Coetzee pour donner plus d'intemporalité à ses propos) , un père qui reprends une nouvelle femme, la fille de son premier lit qui se fait vieille, deux serviteurs noirs l'homme et la femme...
Au fil des chapitres numérotés de 1 à 266 (manie de Coetzee qui n'a pas oublié ses études de mathématiques...), Magda cette vieille fille qui joue à être la servante de son père, cette vieille fille désséchée par l'ennui, soliloque ses haines recuites à l'encontre de ce père détesté, ses ranceurs sans fins , sa solitude infinie et son corrolaire obligé un dévorant besoin d'amour. Et reviennent toujours au fil des pages ses interrogations sur ce grand tabou : le sexe ; chose à laquelle elle n'a jamais gôuté mais qu'elle imagine fievreusement derriere la porte de la chambre paternelle...
Tout cela se terminera en boucherie ; Magda tue son père. Restée seule avec les deux domestiques noirs elle les instrumentalise, tatonnant obstinnément à la recherche de l'amour et d'une relation autre que maître-esclave. Ménage improbable à trois, maîtresse et serviteurs défiant les codes non écrits et les lois écrites "de ce pays".
Le livre se termine sur ces échappées philosophiques et cryptées qu'affectionne Coetzee. Le réel et l'imaginaire se confondant il ne reste que la solitude infinie sous un ciel sans réponses: " Nous sommes les naufragés de Dieu comme nous sommes les naufragés de l'histoire. C'est là que notre sentiment de solitude prend sa source."

Roman à l'écriture souvent répétitive pour mieux rendre le côté halluciné du récit. Références récurrentes au monde des insectes auquel aspire Magda dans ses songes les plus nihilistes : "J'aurais choisi plus volontiers de naître à l'abri d'un buisson,oeuf parmi des milliers d'autres,éclosant en même temps que d'innombrables soeurs prêtes à envahir le monde dans le claquement des mandibules affamées." Et toujours omniprésent l'autre protagoniste: le veldt et ses attributs , le chaud ,le froid, le vent, et la suite infinie des jours et des nuits;

L'on peut aussi comprendre le titre du roman avec un autre sens. Au coeur de ce pays il y a le veldt mais il y a aussi cette haine et cette violence,qui, semble nous dire Coetzee, est consubstancielle à cette nation et ne s'éteindra pas de sitôt.