SulfuraScian a écrit ceci : "Le pont, construit sur la Drina par un vizir de l’empire ottoman (né petit paysan dans un hameau de la petite ville de Visegrad, enlevé à 10 ans par les Turcs et emmené à Istamboul, puis converti de force à l’islam), constitue à la fois une frontière et un lien entre la Bosnie et la Serbie, et entre un occident chrétien et un orient musulman dont les marges fluctuantes placent Visegrad, au hasard des guerres, tantôt dans un « camp », tantôt dans l’autre.
De son édification, vers le milieu du 16e siècle, jusqu’à sa destruction, lors de la 1ère guerre mondiale, le pont est, dans le roman, le lieu central, la scène, voire l’arène où tout se joue. On y joue, on y boit, on y fume, on y devient amoureux, on y meurt, on y tue, on y torture, on y exécute, on y massacre. Toute l’Histoire, de 400 ans, du village, de la région, puis du monde, se vit en condensé sur la kapia.
Les chrétiens et les musulmans (populations locales islamisées) vivent ensemble à Visegrad depuis toujours, se respectent, se méfient les uns des autres ou se haïssent et s’entretuent selon la tournure de l’Histoire, pris dans un jeu dramatique qu’ils ne maîtrisent pas, et dans lequel interviennent Turcs, Juifs séfarades puis Juifs ashkénazes, Tsiganes, Autrichiens…
Les maîtres de leurs pauvres destins apportent leur ordre et orientent leurs violences, et, rarement, quelques courtes périodes de paix et de stabilité.
Le lecteur suit la lente évolution des mentalités dans la succession des générations, où se font et se défont les coutumes, où se forgent, grandissent puis se dissolvent les souvenirs collectifs, les destins individuels, les humiliations, les peurs ou les fiertés et orgueils communautaires.
C’est un fourmillement de personnages, de types narratifs, de caractères, truculents, ou cruels, ou truands, ou faux, ou sages, évoluant dans une atmosphère souvent pesante, dans une dynamique pessimiste de l’histoire humaine.
Le pont, au milieu des tourbillons, reste impassible, et semble, aux yeux des habitants, être garant de la pérennité d’une destinée malgré tout commune, mais les dernières certitudes collectives s’effondrent lorsqu’il s’écroule sous les bombardements, au cours de cette guerre de 14-18 qui marque la fin de l’ancien monde : « quelque chose était détraqué dans cette ère nouvelle. » Le pont est détruit, et tout devient incompréhensible : « Qui donc saurait décrire et faire sentir ces frissons collectifs qui secouèrent soudain les masses… ? »
L’eau ne coulera pas toujours sous des ponts."
Je n'aurais pu mieux résumer l'histoire. Voici maintenant mon avis :
Notre amie SulfuraScian a commencé à en lire un extrait, terrifiant, à notre soirée-lecture aixoise de mars, que nous avons interrompue.
J'ai préféré reprendre la chronique, seule, chez moi, à mon rythme, attirée en même temps par les chaleureuses recommandations qu'elle nous en a faites.
C'est extrêmement bien écrit, bien traduit, très visuel et toujours marquant. L'histoire est très belle, avec des portraits humains attachants, éternels, pas facile du tout d'écrire la chronique des villages autour d'un pont et d'en faire un chef d'oeuvre qui défie les frontières et le temps.
Je ne connaissais pas Ivo Andric, Prix Nobel en 1961 et je crois qu'il est temps qu'il soit un peu plus reconnu en France.
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