Entre 1588 et 1928, Orlando n'évolue que de l'adolescence à l'âge de 36 ans, sa fortune et son immense propriété provenant de son haut lignage, sa passion pour la nature et pour l'écriture poétique demeurent presque inaltérées ; mais, de manière quasi inaperçue, il a changé de sexe, d'homme en femme. Un biographe spirituel et volontiers moqueur conte sa vie, dans un style qui change au fil des pages de l'épique au baroque à l'introspectif : j'ai de fortes raisons de supposer – mais je ne possède pas un connaissance suffisante de la littérature anglaise pour l'affirmer, et par ailleurs les indices nécessaires à le prouver sont hélas ceux qui disparaissent le plus facilement en traduction – que ce style est une parodie de la prose anglaise à partir de la période élisabéthaine jusqu'à l'époque contemporaine de l'écrivaine, selon le procédé du pastiche que, par exemple, Umberto Eco reprendra dans L'Île du jour d'avant, roman auquel Orlando m'a fait penser souvent.
Pour renforcer cette supposition, je retiens que cette biographie fantastique, hormis ses aspects aventureux et exotiques tels l'ambassade en Turquie, se concentre sur trois thématiques principales : la sociabilité du/de la protagoniste au sein de la haute aristocratie – y compris ses relations personnelles avec les différents souverains anglais – caractérisée par l'alternance de périodes d'engagement et de désengagement ; la création littéraire et en particulier poétique – y compris l'intimité tumultueuse avec les principaux auteurs des quatre siècles en question, et en particulier avec un sieur Greene (l'un des trois personnages qui, avec Orlando et son époux Marmaduke Bonthrop Shelmerdine possèdent la qualité de l'inaltérabilité au temps...) ; enfin les questions du genre : le caractère inter-genré d'Orlando, celui de ses amoureux.ses (dans une certaine mesure), et surtout les attendus et préjugés de genre au fil des siècles.
Ces trois thématiques sont traitées avec une évidente ironie, voire du sarcasme, mais qui n'apparaît plus comme une critique sociale claire et engagée, pas au moins à un lecteur béotien d'aujourd'hui qui ne possède de connaissances spécifiques – ni a fortiori les clés des private jokes dont Virginia Woolf a usé et abusé. En effet, la préface par Diane de Margerie nous informe que cet ouvrage est né comme un divertissement destiné à la poétesse Vita Sackville-West, avec qui l'autrice a vécu une relation assez tumultueuse, laquelle a sans doute prêté certains de ses traits à Orlando, dont la possession du château de Knole.
Les conséquences de cette facétie obscure ont été de m'avoir rendu la lecture du roman fortement agaçante et plutôt ennuyeuse : d'une part une foison d'événements de la trame, des détails, images ou symboles, remarques et clins d’œil pour lettrés spécialistes m'ont paru absolument inutiles car incompréhensibles, d'autre part la frustration s'est installée devant la poltronnerie des prises de position que j'espérais trouver, en particulier sur les questions de préjugés de genre et sur l'intersexualité.
Par choix que j'ai opéré dès les premières pages, je n'ai retenu que des citations relatives à cette problématique. En me concentrant particulièrement sur les pages où la métamorphose de genre se produit chez l'héroïne, dans lesquelles les questions de genre sont traitées avec un peu plus d'approfondissement, force m'est d'avouer que la réflexion de Virginia Woolf ne m'a pas paru à la hauteur de sa renommée de féministe ayant vécu une relation homosexuelle.
Cit. :
1. « Quand le jeune garçon, car, hélas, c'était sûrement un garçon – aucune femme n'aurait patiné avec autant de vitesse et de force – le dépassa d'une glissade presque à la pointe de l'orteil, Orlando fut prêt à s'arracher les cheveux de désespoir : si l'inconnu était de son sexe, l'étreindre était hors de question. Mais le patineur s'approcha. Ses jambes, ses mains, son port même étaient d'un garçon ; mais jamais garçon n'eut une bouche semblable ; jamais garçon n'eut une telle poitrine ; jamais garçon n'eut de tels yeux, comme sortis des profondeurs de l'océan. Ralentissant enfin pour arrondir – avec la grâce la plus noble – une révérence à l'intention du roi qui se traînait à petits pas, pendu au bras d'un gentilhomme de la Chambre, l'inconnue s'immobilisa. Elle était à deux doigts d'Orlando. C'était une femme. » (p. 49)
2. « Orlando était devenu femme – inutile de le nier. Mais pour le reste, à tous égards, il demeurait le même Orlando. Il avait, en changeant de sexe, changé sans doute d'avenir, mais non de personnalité. Les deux visages d'Orlando – avant et près – sont, comme les portraits le prouvent, identiques. Il pouvait – mais désormais, par convention, nous devons dire 'elle' au lieu de 'il' – elle pouvait donc, dans son souvenir, remonter sans obstacle tout le cours de sa vie passée. Une légère brume, peut-être, en noyait les contours comme si, dans le clair étang de la mémoire, quelques gouttes sombres se fussent diffusées ; certaines apparences en étaient plus obscures ; mais c'était tout. Il semble que la métamorphose ait été indolore, complète et si bien réussie qu'Orlando elle-même n'en fut pas surprise. Partant de là, de nombreux savants, persuadés d'ailleurs qu'un changement de sexe serait contre nature, se sont donné beaucoup de mal pour prouver : 1° qu'Orlando avait toujours été une femme ou : 2° qu'Orlando n'avait pas cessé d'être un homme. Laissons biologistes et psychologues décider de ce cas. Quant à nous, les faits nous suffisent : Orlando fut un homme jusqu'à l'âge de trente ans ; à ce moment il devint femme et l'est resté depuis. » (pp. 155-156)
3. « Et comme Orlando n'avait jamais aimé que des femmes et que la nature humaine se fait toujours tirer l'oreille avant de s'accepter aux conventions nouvelles, quoique femme à son tour, ce fut une femme encore qu'elle aima ; et si la conscience d'appartenir au même sexe eut un effet quelconque sur elle, ce fut d'aviver et d'approfondir ses sentiments masculins d'autrefois. C'est que tous les soupçons, tous les mystères jadis obscurs lui devenaient clairs aujourd'hui. Ces ténèbres d'erreur qui séparent les sexes, cette zone d'obscurité où flottent tant de choses troubles, s'illuminaient enfin et, s'il faut en croire le poète [Keats] unissant le Beau et le Vrai, la tendresse d'Orlando dut gagner en beauté ce qu'elle perdit en mensonge. » (pp. 178-179)
4. « "La peste soit des femmes, se dit Orlando en allant chercher dans le buffet un verre de vin, elles ne vous laissent jamais un moment de paix. Il n'existe pas d'espèce plus fureteuse, plus curieuse, plus intrigante. C'est pour échapper à cette grande perche que j'ai quitté l'Angleterre, et voilà que..." À ce moment elle se tourna pour présenter son plateau à l'archiduchesse, et – oh ! - ne vit plus qu'un gentilhomme vêtu de noir. Un paquet d'habits gisait dans le garde-cendres. Elle était seule avec un homme.
À ce coup de théâtre qui, d'une part, la ramenait à la conscience de son propre sexe (qu'elle avait complètement oublié) et, d'autre part, repoussait son hôte dans les régions lointaines du sexe adverse, doublement bouleversée, Orlando se sentit défaillir.
- Là, cria-t-elle en portant la main à son sein, quelle peur vous m'avez causée !
- Douce créature, s'écria l'archiduchesse en pliant un genou et en pressant du même geste un cordial contre les lèvres d'Orlando, pardonnez-moi ce stratagème !
Orlando sirota le vin tandis que l'archiduc, un genou en terre, lui baisait la main.
Bref, ils jouèrent leurs rôles d'homme et de femme pendant dix minutes avec beaucoup d'entrain pour en venir enfin à une conversation naturelle. L'archiduchesse (mais désormais nous devrons l'appeler l'archiduc) raconta son histoire […]
[…]
"Si c'est là de l'amour, se dit Orlando en regardant l'archiduc de l'autre côté du cendrier, et cette fois d'un point de vue féminin, il y a dans ce sentiment quelque chose de profondément ridicule." » (pp. 196-197)
5. « Car – est-il besoin d'insister ? - elle était de celles qui, le soir venu, fourbissent leurs charmes pour l'étalage commun où ils attendront, à leur place, le plus haut acheteur. La jeune femme conduisit Orlando à la chambre où elle logeait dans Gerrard Street. Quand il la sentit à son bras, légèrement appuyée et pourtant suppliante, Orlando retrouva les sentiments qui conviennent à un homme. Elle en eut l'apparence, les impressions et les paroles. Mais comme elle avait été femme elle-même, et très récemment, Orlando soupçonna que la timidité de cette fille, ses réponses hésitantes, sa gaucherie pour faire tourner la clef dans la serrure, le drapé de sa cape et la langueur de son poignet n'étaient affichés que pour complaire sa propre virilité. […] La feinte éveilla son mépris, la vérité sa pitié. […]
Lorsque tout fut à point, elle ressortit, prête – mais la patience d'Orlando était à bout. Partagée entre la colère, l'amusement et la pitié, elle jeta le masque et avoua qu'elle était une femme. À ces mots, Nell partit d'un éclat de rire qu'on aurait pu entendre de l'autre côté de la route.
"Eh bien, ma chère, dit-elle quand elle fut remise, je ne suis pas fâchée de l'apprendre. Car je vous flanque mon billet (avec quelle rapidité, en découvrant qu'elles étaient du même sexe, elle avait changé de manières, abandonné ses façons plaintives et suppliantes!) je vous flanque mon billet que les hommes, ce soir, me portaient sur les nerfs. Quelle poisse !" Sur quoi elle attisa le feu, fit flamber un bol de punch et fit à Orlando le récit de sa vie entière. » (pp. 235-236)
6. « - Es-tu bien sûre de n'être pas un homme ? demandait-il anxieusement ; elle répondait un écho :
- Est-il possible que tu ne sois pas une femme ? - et il leur fallait en faire la preuve sans plus tarder. Chacun d'eux était à ce point surpris par l'immédiate sympathie de l'autre, c'était une telle révélation qu'une femme pût se montrer l'égale d'un homme par la tolérance et la liberté du langage, et un homme l'égal d'une femme par l'étrangeté et la subtilité, qu'ils devaient en faire la preuve aussitôt. » (p. 277)
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