La laideur, qui est assurément bien autre chose que l’inverse de la beauté, est un concept complexe. Outre que soumis au relativisme temporel (ce qui était laid hier ne le sera peut-être pas demain et vice versa) et culturel (comment juger esthétiquement un hideux masque nigérian sans savoir s’il est appelé à évoquer la frayeur, à l’exorciser ou à provoquer l’hilarité ? Comment un extra-Occidental juge-t-il les traits enlaidis pas la souffrance d’un Christ flagellé (p. 10) ? – sans parler de l’adoration dont il peut faire l’objet…), il semble nécessaire d’emblée de distinguer le « laid en soi » du « laid formel » (déséquilibre entre parties) et du « laid artistique » qui a trait à la représentation. Concernant ce dernier, il est surprenant que déjà la philosophie antique se soit penchée sur la question de la « rédemption » du sujet laid par une représentation talentueuse.
On l’aura compris : « représentation » est ici le mot clef. Car si le jugement de l’œuvre figurative requiert cette impossible interprétation de ses critères esthétiques propres et autres que les nôtres, l’on a tout intérêt à essayer de croiser les données visuelles avec ce que peuvent nous dire les textes contemporains des œuvres. Or les théorisations esthétiques (philosophiques) sur la laideur – à l’encontre de la beauté – sont plutôt rares et contradictoires, donc il faut faire un appel tous azimuts : de la littérature à la théologie, de l’Histoire au cinéma, à toute source de mythe de tout temps. D’où la complexité. De même, les sources iconographiques, dont la plus grande abondance est un impératif absolu, auront d’autant plus de valeur qu’elle seront disparates. Là résident les véritables défis pour le sémiologue.
Dernier élément de complexité : en dépassant une succession purement chronologique, l’auteur a aussi croisé les époques avec des thématiques caractéristiques qui, si elles s’imposent d’elles-mêmes parfois (ex. l’Apocalypse ou les « mirabilia » au Moyen-Âge, la sorcellerie dans l’Histoire moderne, le Kitsch et le Camp au XXe siècle, jusqu’à la remise en cause (disparition ?) de l’opposition laid/beau au début du XXIe), recouvrent dans d’autres cas des périodes plus vastes et indéfinies (ex. satanisme).
Ma lecture a été souvent plus laborieuse que prévu, pour deux raisons : la difficulté des allers-retours entre l’essai et les innombrables textes anthologisés (imprimés en caractères minuscules), se faisant également écho entre eux, et dont il eût donc été regrettable d’ignorer même le moindre, ainsi qu’avec les images [signe que je ne suis pas encore entré dans le mode de lecture typique de l’Internet] ; le poids du livre (1400 gr.) composé de quelque cinq cents feuillets de papier glacé lourdement reliés, à l’instar d’un beau livre au sens technique, et non esthétique – car selon ce sens-ci, il l’est sans aucun doute.
… Et la question demeure insoluble et éternelle de l’irrésistible attirance pour le laid…
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