La trame de ce roman, qui devint un classique bien que premier ouvrage dès sa parution en 1906, est assez connue : dans le cadre austère d'un internat austro-hongrois d'élite, trois élèves, dont le héros Törless, se livrent à des sévices sexuels et psychologiques sur un quatrième, Basini, victime ambiguë et peut-être en partie consentante. Le personnage de Törless est asymétrique par rapport aux autres, car l'action – le harcèlement, les persécutions infligées à Basini – s'inscrit dans une description très méticuleuse des péripéties psychiques du protagoniste, dans une caractérisation psychologique extrêmement fine (qui fera la grandeur de L'Homme sans qualités) ; dans ce contexte intervient son questionnement quasi philosophique sur la base des nombres irrationnels (le nombre i) ; enfin, le lecteur peut tomber dans le piège qui ferait de Törless davantage un spectateur qu'un acteur des tortures infligées à la victime, donc quelqu'un de moins compromis et moralement répréhensible que les autres, Basini inclus, dont la bassesse n'est jamais remise en doute dans le roman – sans doute à cause du jugement communément porté sur l'homosexualité y compris par l'auteur lui-même.
Il est noter, en effet, que Musil, âgé de 25 ans lors de la publication, mit le plus grand soin à démentir qu'il eût voulu écrire un récit sur l'homosexualité - « On pourrait remplacer Basini par une femme, et l'homosexualité par le sadisme, le fétichisme, tout ce qui a quelque rapport avec des émotions aberrantes [sic!]... » (cit. dans la Présentation p. 11) – et encore plus qu'il eût voulu « rendre la pédérastie compréhensible » (ibid.) !
Ma propre lecture, en revanche, a été très particulière et tirée d'un chapitre consacré à l'homophobie dans un traité sur les préjugés que je lis en parallèle. Profitant des motivations démenties avec tant de véhémence par l'auteur, j'ai voulu néanmoins tester l'hypothèse (tirée de l'autre livre) que ce roman concerne l'homophobie, qu'il en donne même des descriptions « vierges » de psychologie clinique [puissance de l'antiphrase !], en ceci que les acteurs des persécutions ont une caractérisation très claire en des types névrotiques (ou psychotiques) connus. En d'autre termes, je cherchais à voir que l'homophobie (et non l'homosexualité) est issue de névroses (ou de psychoses – n'étant pas un professionnel, j'ai toujours du mal à trancher sur ce point) reconnaissables. Je ne pense pas m'opposer à l'auteur, sinon dans l'observation que l'ensemble du livre, action et personnages, est imprégné d'une homosexualité absolument omniprésente, dont font partie aussi les détournements, occultations et évitements tels la prostituée méprisée Bozena ainsi que les divagations mystico-hindouistes de Beineberg et mathématiques de Törless, sur fond de moralisme catholique assez pesant.
Musil donc, absolument sans le vouloir, esquisse trois névroses différentes et complémentaires causant l'homophobie, représentée par chacun des trois tortionnaires : Reiting, Beineberg et Törless. Mais il est intéressant de constater au préalable que déjà dans le ch. 2, avant que l'action ne se mette en place, lorsque Törless et Beineberg sont assis dans un café, celui-là érotise le corps de celui-ci, en particulier ses mains « qui avaient quelque chose d'obscène » (p. 31), en éprouvant « cet inexplicable malaise » (p. 30) qu'il verbalise comme « sa plus vive répulsion » (p. 31). On ne s'étonnera pas non plus qu'à la première apparition de Basini, avant que n'opèrent contre lui le chantage et la persécution, il soit question de son inexpérience avec les femmes : « lui, c'est un maladroit, il a la frousse » (p. 52), comme pour anticiper un caractère efféminé qui rendra naturelle une « punition » par la sodomie. Double naturalisation, déjà homophobe en vérité : que la torture s'accomplisse surtout par le sexuel, et que l'ensemble de la négativité associée au personnage abjecte et victimisé se focalise sur son homosexualité (la seule à être reconnue par l'auteur et sans doute par ses contemporains).
Reiting est le plus facile des trois à caractériser : c'est un narcissique classique. Aspirant à une future carrière dans l'armée ou dans la politique, il s'exerce à la manipulation et ourdit de multiples intrigues, défait puis s'allie avec son ex-ennemi Beineberg ; c'est le principal organisateur du chantage contre Basini et le premier à avoir une relation sexuelle avec lui ; il se fait lire par lui des textes sur les empereurs romains, les Borgias, Tamerlan etc. avant d'en abuser.
Beineberg, qui a hérité de son père, figure absente d'excentrique officier, la fascination pour la philosophie indienne, cache son nihilisme éthique sous un animisme qui dénote le type du sadique obsessionnel. C'est lui qui sera ensuite rapproché du stéréotype de l'officier nazi. Avec Basini, il use de l'hypnose et de dards enfoncés dans la chair, avant la pénétration, pour convaincre sa victime de retrouver et se joindre à son âme de chien et de porc. Hantise de sa propre généalogie animique animale, sans doute.
Pour Törless, la caractérisation est à la fois plus explicite et plus ambiguë : comme opine le professeur de mathématiques au moment de son expulsion : « Je ne serais pas surpris qu'on lui trouvât une prédisposition à l'hystérie ! » (p. 234). Militent en faveur de cette thèse :
que l'incipit du roman porte sur le désarroi du jeune face à sa nostalgie maternelle, et l'excipit soit : « Et il aspira le léger parfum qui exhalait du corsage de sa mère. » ;
qu'en présence de la prostituée de bas rang Bozena il essaie d'expulser l'association mentale maternelle ;
que dans ses rapports avec Basini, il soit tellement focalisé sur le récit des sévices que ce dernier subit, qu'il éprouve une excitation voire de la jouissance de cette parole qui s'avère être la plus pénible et incompréhensible pour la victime ;
qu'enfin, malgré sa plus profonde résistance, il finisse par succomber à la séduction de Basini, entreprenant (et sans doute actif) pour une fois, et qu'il réagisse instantanément par la répudiation et l'humiliation, le rabaissement et le mépris de son amant : refoulement d'un désir incestueux, deux fois détourné de son objet.
Tout cela est assez typique de l'hystérie, je crois.
Et pourtant je ne saurais me départir de l'idée que Törless souffre aussi, peut-être surtout de schizophrénie. L'ensemble de son cheminement psychique, synthétisé dans le ch. conclusif par son laïus apparemment incompréhensible auprès du conseil de discipline, peut ainsi se résumer :
« Je puis l'expliquer seulement en disant que je vois les choses sous un double aspect, toutes les choses ; mais aussi bien les pensées. […]
C'est quelque chose en moi d'obscur, au-dessus des pensées, je ne puis le mesurer rationnellement, c'est une vie que les mots ne cernent point et qui est pourtant ma vie...
Cette vie muette m'a oppressé, m'a épuisé, je ne parvenais plus à m'en détourner. J'étais angoissé à l'idée que notre vie toute entière pouvait être telle et que je risquais de ne la connaître que par fragments épars... j'éprouvais une terrible inquiétude... j'étais égaré... » (pp. 232-233)
Une lecture dérangeante et morbide, dans l'exacte mesure de la précision, de la perspicacité, de la sensibilité avec lesquelles elle nous renseigne sur des vérités inquiétantes et intemporelles.
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