Cet ouvrage, classique et bible de Mai 68 dont il fut prémonitoire de façon imminente, possède la forme d'un très classique traité philosophique, sur les méfaits de toute forme de société hiérarchique du fait même de l'existence du pouvoir. En cela, on peut le considérer comme l'un des rares traités anarchistes. Son architecture est remarquable, l'on s'en aperçoit surtout vers la fin, sa densité effrayante, sa lecture extrêmement ardue, en tout cas pour moi qui ai souvent eu, au cours de ces longs mois de labeur, le sentiment d'avoir atteint là mes propres limites d'appréhension des concepts abstraits. Une abstraction, justement, qui refuse une contextualisation historique (même si la "cybernétique", la société de consommation et le welfare state sont évoqués mais non comme des éléments de démonstration des concepts, et même parfois dans des anticipations qui s'avèrent erronées, surtout pour la première), mais qui se suffit à elle-même dans son argumentation intemporelle. Très souvent, comme cela arrive toujours avec Vaneigem, le lecteur d'aujourd'hui est ébloui par des fulgurations qui apportent des lumières incontestables sur son propre présent ; lorsqu'il se perd, toutefois, il peut rarement se saisir de la bouée de sauvetage de l'Histoire (même intellectuelle).
En me rapprochant des thèses, je parviens à des conclusions absolument opposées à celles de l'ami Laudateur ci-dessous, notamment quant à l'auteur et à son pessimisme (si je peux ainsi interpréter son qualificatif d' "écorché vif" qu'il attribue à Vaneigem. [Néanmoins, je peux deviner quelles sont les idées de celui-ci qui doivent paraître insupportables à mon ami...] Je pense au contraire que la pars construens proposée dans la deuxième partie du Traité, intitulée "Le renversement de perspective", telle qu'elle est énoncée en deux triades : "Créativité, spontanéité et poésie" (ch. XX) et surtout dans la "triade unitaire" : "Réalisation - communication - participation" (ch. XXIII) offre une vision à la fois optimiste et pour moi assez désirable de cette société de "maîtres sans esclaves" fondée sur l'union (révolutionnaire) de "subjectivités radicales".
L'architecture, donc, se fonde sur des triades, et je vais commencer par citer le résumé de ce ch. XXIII qui figure en exergue :
"L'unité répressive du pouvoir dans sa triple fonction de contrainte, de séduction et de médiation n'est que la forme, inversée et pervertie par les techniques de dissociation, d'un triple projet unitaire. La société nouvelle [...] tend à se définir pratiquement comme transparence de rapports humains favorisant la participation réelle de tous à la réalisation de chacun. - La passion de la création [1], la passion de l'amour [2], et la passion du jeu [3] sont à la vie ce que le besoin de se nourrir et le besoin de se protéger sont à la survie. - La passion de créer fonde le projet de réalisation, la passion d'aimer fonde le projet de communication, la passion de jouer fonde le projet de participation. - Dissociés, ces trois projets renforcent l'unité répressive du pouvoir.[...] (p. 304).
Or le pouvoir s'attelle donc à empêcher la réalisation de chacun de ces trois éléments :
"La participation [3] impossible ou le pouvoir comme somme des contraintes" - livre premier de la première partie - décline ainsi les contraintes :
- ch. II : L'humiliation, - Ch. III : L'isolement, - Ch. IV : La souffrance, Ch. V : Déchéance du travail, Ch. VI : Décompression et troisième force.
Nous trouvons là une série d'analyses désormais assez connues et acceptées dans la critique sociale (en particulier en sociologie du travail), mais l'on ne cessera cependant de se surprendre de l'étendue où l'on peut à juste titre "regarder les souffrances individuelles comme un mal social et rendre l'organisation de notre société responsable de la misère et de la dégradation de ses membres. [...] Une 'nouveauté' si actuelle semble n'avoir pas troublé outre mesure les bons esprits confits de fatalité : Sartre et l'enfer des autres, Freud et l'instinct de mort, Mao et la nécessité historique. [...] " (p. 62).
"La communication [2] impossible ou le pouvoir comme médiation universelle" - livre deux de la première partie - implique une définition pas toujours claire du concept de "médiation" en relation avec les thèmes suivants :
- ch. VII : L'ère du bonheur, - Ch. VIII : échange et don, - Ch. IX : la technique et son usage médiatisé, - Ch. X : le règne du quantitatif, Ch. XI : abstraction médiatisée et médiation abstraite.
"La réalisation [1] impossible ou le pouvoir comme somme de séductions" - Livre trois de la première partie - qui fait penser de nouveau à certaines analyses plus classiques en science politique, et particulièrement sur le thème de la démocratie et des médias (y compris le marketing économique et politique), ainsi qu'à certaines critiques communes au mouvement situationniste (la société du spectacle, etc,) auquel Vaneigem appartenait encore à l'époque. Ce livre se subdivise ainsi : Ch. XII : Le sacrifice, Ch. XIII : la séparation, Ch. XIV : l'organisation de l'apparence, Ch. XV : le rôle, Ch. XVI : la fascination du temps.
Suit un livre quatre : "La survie et sa fausse contestation" sur la dichotomie devenue classique entre survie et vie :
"La survie est la vie réduite aux impératifs économiques. La survie est aujourd'hui, donc, la vie réduite au consommable ([Ch.] XVII). [...] Le simple refus de la survie condamne à l'impuissance. Il faut désormais reprendre le noyau d'exigences radicales abandonné par les mouvements initialement révolutionnaires ([Ch.] XVIII)." (p. 203)
"Le capitalisme a démystifié la survie. Il a rendu insupportable la pauvreté de la vie quotidienne confrontée à l'enrichissement des possibilités techniques. [...] La civilisation de la survie collective multiplie les temps morts de la vie individuelle, si bien que la part de mort risque de l'emporter sur la survie collective elle-même. A moins que la rage de détruire ne se reconvertisse en rage de vivre." (p. 205)
Ici, on le voit, il est beaucoup question de critique économique. Plus qu'ailleurs.
La seconde partie prône la subjectivité qui n'est pas un individualisme mais un point de vue individuel, en ce qu'elle a de radical, à savoir de subversif de toute hiérarchie et de tout pouvoir, par la créativité, la spontanéité et la poésie (au sens étymologique qui a trait au faire).
Je voudrais terminer en citant un extrait de la lettre que l'auteur adressa aux éditions Gallimard le 11/03/1966, suite à un premier refus du manuscrit et à une seconde "approche" de l'éditeur qui le conviait en rendez-vous. C'est ainsi que l'auteur envisageait donc son ouvrage (et sa promotion) avant sa parution.
"[...] L'histoire offre aujourd'hui aux rêveries et aux passions de la subjectivité une chance de se réaliser dans la subversion totale de ce qui les nie. C'est pourquoi chacun est désormais embarqué dans un choix pratique entre la vie et la survie, choix qu'il manifeste en paralysant les mécanismes du pouvoir ou en s'y soumettant. La lutte contre la dictature de la marchandise se confond, en le radicalisant, avec le combat entre la coalition d'intérêts hostiles au projet de l'homme total : le pouvoir hiérarchisé, la religion, l'idéologie, le travail, les techniques de conditionnement, l'oppression policière et ses versions humanisées. Dans le même mouvement, elle fonde des conditions d'un renforcement des possibilités de création individuelle et de "l'autogestion généralisée" : le Traité est un mémento à l'usage des partisans de la Longue Révolution".
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