Se plonger aujourd’hui dans le « Crash » (1973) de James Graham Ballard (1930-2009) des années après le rush branchouille survenu à la sortie du film de Cronenberg (1996) permet de mesurer la richesse et la pertinence de la vision de l’auteur. Quand les sensations supplantent les sentiments, que reste-t-il à l’homme pour réaliser sa vie sinon une course-poursuite morbide, une accélération à la surface des choses toujours plus vaine, creuse et stérile ? Jouir, oui, encore et toujours, davantage mais de quoi, pourquoi et comment ? Le narrateur porte le patronyme de l’auteur, James Ballard. Sa fascination pour Vaughan, être hanté par la technologie et la violence, le pousse toujours plus loin vers « l’érotisme pervers de l’accident, douloureux comme l’extraction d’un organe à travers une incision chirurgicale ». Vaughan meurt dans un crash d’entrée de jeu et Ballard se remémore sa rencontre avec Vaughan, son propre accident, ses perversions sexuelles. L’histoire s’écoule telle une pâte fluide, sans bouchon ni caillot. Les phrases sont comme une logorrhée émolliente ; elles disent l’horreur et le carnage sans hausser le ton, le tout allant de soi. Ballard se voit toujours de l’extérieur. Sa souffrance ou sa jouissance ne semblent pas lui appartenir réellement. Il est son propre cobaye. Il s’observe sans aucune complaisance, avec un regard clinique. Son intimité est mise à nu, exposée sans fard, disséquée au scalpel : « […] le frisson annonciateur de ma première érection depuis l’accident a parcouru mon sexe, propageant le long des tissus du corps caverneux une onde qui a aussitôt provoqué un léger relâchement de la pression des doigts manucurés de l’infirmière » ; « L’accident était la seule expérience réelle que j’eusse connue depuis des années. Je me trouvais pour la première fois confronté à mon propre corps, inépuisable encyclopédie de douleurs et de déjections… ». Le lecteur se fait voyeur malgré lui, à travers le regard du narrateur. L’accident automobile, son cortège de mort et de mutilation, exerce une fascination malsaine. On est enfermé dans un environnement technologique, artificiel, ritualisé et clos sur lui-même où les états d’âme n’existent pas. « Crash » débute la trilogie de béton qui se poursuit avec « L’île de béton » et « I.G.H. ». Les éditions Gallimard viennent de publier un emboîtage cartonné qui comprend le film de Cronenberg, une brochure de présentation ainsi que le roman de Ballard, le tout dans la nouvelle collection Folio cinéma. Lire le roman et visionner le film en même temps permet de mesurer les écarts, les pertes, les ratés ou les enrichissements de part et d’autre. Le film apparaît alors outré, à côté de la plaque (en métal chromé). Les scènes de sexe et de fantasme sont vides, déconnectées, laissant les acteurs et le spectateur tout pantois d’indifférence. La musique et la photographie pourtant travaillées et adaptées au climat du roman ne prennent pas et n’insufflent rien au film. Quelle « mouche » a bien pu piquer Cronenberg pour transformer une œuvre intelligente et sophistiquée en plat de nouilles à l’eau ? Dommage ! L’écrit peut s’avérer bien plus fort que l’image. La preuve en est flagrante ici.
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