De mars 1976 à mars 1977, Georges Perros (1923-1978) consigne sur des morceaux de papier des pensées fragmentaires, des aphorismes, des bribes de pièces de théâtre, des citations, des poèmes et des textes plus charpentés, tous centrés autour de son mal-être. Décédé le 24 janvier 1978, à 55 ans, la mort de l’écrivain a rendu posthume la publication du troisième volume de Papiers collés. On pourrait s’irriter dès le départ à la lecture d’un journal empli de lamentations mais certaines phrases de la plus belle eau jaillissent, lapidaires et définitives : « Solitude, mon smoking. » Quelques réflexions en début de recueil semblent datées, voire périmées puis, vers la page 60, le propos et la teneur décollent. Ainsi, des phrases ciselées ont la dureté et la longévité du diamant. Le fragment littéraire de Georges Perros, bien qu’écrit avec des mots usés jusqu’à la trame, évite la pose et le mensonge d’une prose maniérée ; il cherche à traduire avec justesse la vérité de l’être. Ce ne sont pas les réflexions les plus courtes nécessairement les meilleures. Celle sur les « saturés de culture » qui loupent le train de la vie est toujours brûlante : « Il devrait y avoir moyen d’être intelligent, présent au monde, sans avoir lu Hegel, Marx, Freud, Lacan, Deleuze, etc. Ils [les saturés de culture] sont en train… de se demander si ce n’est pas Hölderlin ou Mallarmé ou Rimbaud ou Artaud ou même le Christ, merveilleux conteur, qui ont vécu dans leur peau, dans le cours tumultueux de leur vie, sans mélange, si ce n’est pas ces fous de vivre… qui ont, finalement, donné le mieux à comprendre l’intelligence à son point de tremblement… » Son hommage à Julien Gracq est particulièrement réussi : « J’y pense comme à un homme que je ne verrai sans doute jamais mais que je suis heureux, rassuré, de savoir en même temps que moi sur cette terre… » Des portraits touchants jalonnent les Papiers collés : ceux de Max Jacob, André Breton, Giani Esposito. Le texte intitulé « Voyage sous les toits » évoquant les différentes mansardes occupées par l’auteur et son parcours existentiel est émouvant dans sa sobriété et la mise à nu qui en résulte. Si la mort rôde continûment entre les phrases de Georges Perros, sournoisement, elle finit par s’infiltrer réellement dans sa vie. Par petites touches et retouches, insidieusement, elle vomit sa hideur dans un renvoi presque bénin en bas de page : « …ma réponse…/me reste au fin fond de la gorge/je suis sûr que c’est par là/que la mort, la mienne passera 1 (1. Prophétique, hélas !) » L’auteur annote froidement son texte après relecture.
Comme il est impossible d’extraire et d’exposer toutes les pépites qui roulent entre les graviers et les remous du grand livre de Georges Perros, mieux vaut y aller avec sa propre battée, remuer les cendres aurifères afin que l’esprit de l’écrivain, phénix immortel, s’envole à nouveau et illumine du « soleil noir de la mélancolie » notre regard de lecteur.
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