L'existence du bonheur, pas plus qu'une quelconque téléologie de la vie, ne résiste pas à l'examen de la raison. Nous en sommes, comme point de départ et d'arrivée de cet essai, au plus célèbre des aphorismes d'Arthur Schopenhauer : "La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui, ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme.".
Dans la première partie du traité, à grand renfort de références et de citations d'écrivains et de philosophes (j'en retiens environ une centaine), sont déjoués un à un les faux-semblants du bonheur, et notamment la sexualité et la filiation (c'est de ce sujet-ci qu'est tirée la délicieuse cit. qui figure en 4ème de couverture). Le suicide fait l'objet d'une apologie réitérée, la maladie mentale est envisagée comme "le dernier refuge de la créativité" en même temps que comme "une bouée de sauvetage" (p. 45 et passim).
Dans la deuxième partie, sous le titre de "Les idoles du néant", sont analysés dans un plus grand détail Schopenhauer comparé à Nietzsche, mais aussi quelque peu Paul Rée - l'ami-ennemi de ce dernier, Max Stirner, Louis Wolfson - "le schizo du Bronx" -, Baudelaire sur les pas d'Oscar Wilde, Henri-Frédéric Amiel, Freud et son concitoyen Arthur Schnitzler avec d'autres viennois dont l'impératrice Sissi, et enfin Cioran, "le Bouddha des Carpates"...
Il ne manque pas non plus une merveilleuse prise de distance (et mise en abîme par le paradoxe) du pessimisme lui-même :
"On croit qu'en compagnie des gobe-mouches la partie sera désopilante, alors que seuls les badauds du désastre, les pourfendeurs d'illusions, les swingueurs du néant sont porteurs d'ondes de plaisir. On s'enivre de leurs poisons savoureux, on chérit leurs secrètes injures sans être dupe des fanfaronnades de leur pessimisme." (p. 78) - comme quoi le plaisir existe et le nihilisme est fanfaron, ce qu'il ne fallait surtout pas démontrer !
A ce genre de lecture auquel je m'adonne parfois, surtout en plein air et en présence d'une humanité se prélassant reptilement dans l'exercice de ses loisirs, je ne peux m'empêcher d'éprouver ce bonheur par antiphrase, ce plaisir enfantin face à l'aphorisme et à ce que je (mé-?)prends pour de l'humour, vis-à-vis duquel je laisse à l'auteur l'option éventuelle de m'anathématiser comme blasphémateur ou bien de me reconnaître comme son authentique disciple. Je suis même tenté d'ajouter "humour" parmi les mots-clés ci-dessus.
Les amis qui aiment Schiffter sauront reconnaître Roland Jaccard, et l'apprécieront sans doute à sa juste valeur...
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