Mis à part _Le Pain des rêves_ qui relève de l'autofiction, et _Souvenirs sur Georges Palante_, l'ami philosophe qui lui inspira le protagoniste du _Sang noir_, Louis Guilloux a régulièrement pratiqué le genre autobiographique, comme le témoigne notamment la publication en deux volumes de ses _Carnets_ : I. 1921-1944 et II. 1944-1974 (posthume). Néanmoins, dans les années de sa maturité, il préparait les matériaux d'un ouvrage de Mémoires, dont il explique (cit. 1) qu'il s'y adonnait indépendamment d'un projet de publication spécifique. Il apparaît que son dessein était d'entretenir ses souvenirs, d'annoter quelques réflexions distanciées sur son parcours et aussi, dans une moindre mesure, de décrire certaines métamorphoses urbaines, sociales, etc. qu'il observait autour de lui, à Saint-Brieuc et à Paris. Plusieurs fois remanié par ajouts et évictions à partir des années 60, inachevé, le texte de _L'herbe d'oubli_ établi et annoté par Françoise Lambert, se compose de fragments autobiographiques à travers lesquels émerge particulièrement la période de l'adolescence et de la jeunesse de l'auteur, caractérisée par ses mésaventures professionnelles et ses difficultés à vivre de son écriture, jusqu'à la rédaction de son grand œuvre, _Le Sang noir_. Les rencontres de cet âge précoce, les amitiés de la jeunesse, principalement avec M. Beaufort et Jean Grenier ont été déterminantes – et une large part des souvenirs leur est consacrée – avant même celle avec Palante, par rapport auquel il est étrangement question uniquement des toutes dernières années de ce dernier avant son suicide en 1925, durant lesquelles il avait rompu avec Guilloux et était en conflit avec un grand nombre de personnes. Par ailleurs, certains fragments révèlent les interrogations de l'auteur sur les rapports entre écriture autobiographique et fictionnelle, et sur sa propre écriture en particulier. D'autres, notamment les textes rassemblés en annexe, constituent sans doute des exemples des nouvelles telles que Guilloux les faisait paraître dans les périodiques au début de sa carrière. Partout, cependant, on peut observer l'importance de l'engagement politique de l'auteur et son attention aux événements historiques dans la sa vie ainsi que dans son écriture, y compris dans la fiction.
Cit. :
1. « Je n'aurais sans doute ni le temps ni la force d'achever aucun de ces projets. J'ai beau me répéter que cela n'a pas d'importance, qu'il faut bien se résoudre à penser qu'on laissera après soi bien des projets, que la mort c'est aussi que la parole vous est ôtée, cela n'en est pas moins insupportable. Les reproches qu'on se fait sur tant d'heures perdues tout au long de la vie sont vains – est-on libre de ne pas se les faire ? Il aurait fallu montrer plus de discipline, savoir mieux se posséder et se conduire, être moins paresseux, moins passionné à trop d'égards, moins dépensier de ses jours, et surtout mieux défendre notre bien premier qui est notre travail. C'est quand on a mangé son fonds qu'on pense aux économies. Est-ce une fois devenu vieux que l'on va prendre des résolutions et s'acheter un cahier neuf comme un collégien à la rentrée ? Eh bien, oui ! Il faut "s'y mettre" sans plus se poser de questions et cesser de s'interroger sur la nécessité. » (p. 19)
2. « Un peu de travail, disait-il, l'entretenait en santé. Et puis, dans son échoppe, n'avait-il pas le plaisir de voir passer les gens dont beaucoup venaient encore s'accouder à sa fenêtre et bavarder avec lui ?
En 1940, mon père avait soixante-treize ans, et il n'aurait pas quitté son échoppe si un jour un étranger n'était pas venu le trouver pour lui demander de la lui céder. Depuis quelques semaines la ville était aux Allemands. Les drapeaux nazis flottaient partout. Et chaque soir, on voyait s'envoler du terrain d'aviation les escadrilles de la Luftwaffe qui allaient bombarder Londres. L'étranger qui vint trouver mon père était un cordonnier comme lui. Il était juif et polonais. Arrivé en ville depuis peu avec ses fils, il vivait à l'auberge, en attendant de trouver un endroit où travailler et se loger.
[…]
Je ne sais quel arrangement ils firent ensemble mais le fait est que, dès le lendemain, cet étranger vint s'installer dans l'échoppe. En outre, mon père leur donna l'un des celliers dans le fond de la cour où, avec ses fils, il se logea. Ils restèrent là tous les quatre jusqu'en 1942. Entre-temps, sur les vitres de l'échoppe avait été apposée une affichette : "Entreprise juive". Le soir, parfois jusqu'à très tard, on entendait venant du cellier la voix du père, qui faisait la lecture à ses fils. Puis, en 1942, d'un jour à l'autre, plus personne. » (pp. 89-90)
3. « Ces lignes sont signées de mon nom et datées du mois de novembre 1912. C'était donc là ce que m'enseignait M. Beaufort ! C'était là ce dont M. Rivière faisait tant de cas ! Non seulement je ne trouvai dans cette composition un seul mot qui fût de moi, mais non plus pas un seul qui fût vrai. Ce n'était rien d'autre que ce qu'on appelle du chiqué. Pourquoi donc avais-je consenti à emporter ce Livre d'honneur si ce n'était pour en arracher cette page à tous les points de vue mensongère ? Je ne le fis pas, je n'en fus même pas tenté.
Quel intérêt M. Beaufort avait-il jamais trouvé à faire venir chez lui le petit garçon que j'étais pour lui dicter ces fadaises ? À quoi cela répondait-il pour un homme de vingt-cinq ans ? Ne me fallait-il pas, si dur que ce fût, penser qu'il ne s'était jamais agi là que d'une action d'autant plus blâmable qu'elle s'était prolongée si longtemps et qu'elle avait entraînée pour moi un si grand trouble. "Vous me carottez !" Non. Pas moi ! Mais alors... J'avais toujours cru, je crois toujours à l'innocence de mon grand ami. Peut-être, quand même, avait-il été un peu léger ! Mais que m'enseignait-il, sans le vouloir ? Le mensonge. Et M. Rivière était du même avis que lui. Qu'était-ce d'autre que cette "soirée d'hiver en famille" !
Jamais rien de tel s'était-il passé chez moi ? Tout ici était inventé, dans une fade obéissance à la convention. Et c'était cela qu'on avait voulu apprendre à aimer ? C'était pour cela que j'avais supporté seul la honte ? » (p. 162)
4. « Tout ce qui précède aurait pu former la matière de ce qu'on appelle un roman. Rien n'eût été plus facile que d'imputer à un "personnage" ce dont il s'est agi jusqu'à présent. La distance entre le personnage et la personne paraît énorme. Mais ne peut-on tout bonnement décider que cette distance-là peut aisément se réduire jusqu'à disparaître dans une fusion complète, que bon nombre de romans ne sont guère autre chose que des Mémoires déguisés, que nombre de "Mémoires" constituent une matière romanesque à l'état brut, enfin que si l'on n'éprouve pas l'envie de se mettre un masque, on peut, tout aussi bien, en s'épargnant le mal d'inventer, raconter ce qu'on a vu et su, les difficultés qu'on aura rencontrées, les échecs et les victoires qu'on aura subis et obtenues, l'instruction qui nous en sera venue et tout ce qui aura constitué les premières années de sa jeunesse en acceptant nous-mêmes la responsabilité de ce qu'on rapporte, à condition qu'on ait le courage de dire partout la vérité, même et surtout quand l'amour-propre voudrait qu'on l'habille ? Il faut que les choses vous soient devenues comme indifférentes dans la distance qui vous en sépare, qu'elles vous apparaissent à vous-même comme étant arrivées à un autre, et que, en tout cas, il ne s'agisse jamais de se vanter. Ce qu'on a éprouvé, un autre l'a éprouvé aussi ou l'éprouvera. » (p. 284)
5. « Moins de dix ans après la mort de Palante, années pendant lesquelles je n'avais pas cessé un jour de penser à lui, d'apprendre sur lui bien des choses qui me venaient des bavardages des gens rencontrés dans la rue, que je ne crois pas avoir jamais sollicités mais que j'écoutais patiemment, je me disais que j'allais devoir bientôt tenter de m'expliquer à moi-même une certaine obsession dont j'étais pris. Nous étions en 1933. Au début de l'année, le Reichstag avait brûlé. Les hitlériens fourraient dans des camps dont nous entendions parler pour la première fois des centaines et des milliers de gens qu'ils allaient torturer en attendant de les faire mourir. Les chômeurs se comptaient par millions en Amérique, et par millions en France, en Angleterre, en Allemagne, mais en Allemagne ils devaient bientôt rejoindre les formations hitlériennes. En Angleterre et en France ils parcouraient les routes allant vers Londres et vers Paris en brandissant de larges panneaux sur lesquels s'inscrivaient leurs revendications : du travail et du pain. On les recevait à coups de matraque. Et pendant ce temps-là au Brésil on jetait le café à la mer tandis qu'aux États-Unis et au Canada on chauffait les locomotives avec du blé.
Le moment n'était pas encore venu de me mettre à mon ouvrage, mais je savais qu'il allait venir et que le premier pas que je ferais répondrait de tous les pas suivants.
Un matin, dans un grand jardin près de Toulouse, à Mauzac, à quelques pas de ce qui allait devenir un peu plus tard le camp de concentration de Gurs, je me mis à écrire "quelque chose" et je compris que désormais je n'allais plus cesser. Je n'avais pas le choix. La question du scrupule n'existait pas plus que celle de savoir si la littérature est malhonnête ou non, je ne me posais pas ces questions, je ne me posais que celle des moyens. Je voyais les choses. Comment les montrer ? » (pp. 349-350)
6. Excipit : « C'est que nous aurions décidé de mettre la vie en cause, ce que vous n'avez jamais vu encore dans aucun programme politique. Personne, encore, il me semble, ne nous a jamais mis en face du choix que nous vous proposons aujourd'hui. La liberté ou la mort, disions-nous. La mort pour qui ? Vous croyez que c'est pour vous ? Et si c'était pour nous ? Pourquoi pas ? Si nous en venions à préférer la mort à cette vie de chien galeux que vous nous faites ?
"Quant à la culture : grève. Grève générale. Messieurs les poètes, écrivains, chercheurs, abstenez-vous !" »
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