Carson McCullers est une excellente portraitiste. Elle a démontré toute l'ampleur de son talent dans ce domaine dès son premier roman, "Le cœur est un chasseur solitaire", où évolue une galerie de personnages variés, et tous fascinants.
"L'horloge sans aiguille" est le dernier roman de l'auteure, et s'il est moins dense que son premier titre, elle y met en scène des héros qui, en quelques traits de sa plume, acquièrent suffisamment de consistance pour nous intéresser d'emblée à l'intrigue, qui se déroule à Milan, petite ville de l'Ohio, dans les années 50.
J.T. Malone y est pharmacien. A ce titre, il tient le drugstore de Milan. Son médecin vient de lui découvrir une leucémie, et de lui apprendre qu'il ne lui restait que quelques mois à vivre. Passé le choc de la nouvelle, et une phase d'incrédulité, J.T. continue de mener l'existence morne, sans passion, à laquelle il est comme étranger. Il a épousé sa femme par commodité, parce qu'il lui est plus facile de dire oui que de dire non ; ils ont deux enfants, quelques biens qui les protègent du besoin. Il fait partie de ces individus qui vivent sans faire de vague, préférant taire leur inimitiés et leurs éventuels désaccords, que de se lancer dans quelque conflit.
C'est pourquoi il supporte sans mot dire, lorsqu'il rend visite à son ami l'ex juge Fox Clane, la présence de Jester, petit-fils de celui-ci, bien que le comportement du jeune homme, qu'il trouve arrogant et superficiel, l'insupporte.
Fox Clane est quant à lui d'un caractère bien différent. Cet ancien membre du Ku Klux Klan affiche, à quatre-vingts, un entrain et aplomb permanents, malgré l'attaque qui lui a ôté l'usage d'un bras.
Grand-parent paternel de Jester, il a élevé ce dernier, que le suicide de son père, et la mort de sa mère des suites de son accouchement, ont rendu orphelin.
Ne vous fiez pas à l'opinion de J.T. Malone à son propos : Jester est vrai gentil garçon, respectueux et plutôt naïf, ce qui ne l'empêche pas de commencer à remettre en question certaines des idées bien arrêtées du vieux juge. Fox Clane est un réactionnaire et en est fier, il déplore entre autres l'abolition de l'esclavage, qui a privé les plantations de coton de sa main d’œuvre, privant du même coup les États-Unis de sa plus grande source de richesse...
C'est pourtant un noir que le grand-père de Jester a décidé d'embaucher comme secrétaire. Pour d'obscures raisons qu'il préfère tenir secrètes, il montre pour Sherman, métis à la peau sombre et au regard troublant -ses yeux sont bleus- un intérêt suspect. Lui aussi est orphelin, mais à l'inverse de Jester, il se montre souvent désagréable, voire carrément odieux envers le jeune homme qui quête son amitié, impressionné par le don musical de Sherman, qui chante à merveille et joue du piano. L'arrogance du métis cache une réelle souffrance provoquée par son double statut de noir orphelin, ainsi que nous le découvrons peu à peu.
Différentes interactions vont se produire entre tous ses personnages, autour des thèmes de la ségrégation raciale, de la difficulté des individus à communiquer, et à nouer des relations dépourvues de toutes ces interférences que sont l'étroitesse d'esprit, le mensonge, et les angoisses intimes de chacun.
Plutôt que d'inclure ses protagonistes dans un contexte social, politique, culturel, Carson McCullers part de ses protagonistes pour témoigner de ce contexte de leur point de vue, en insistant sur la manière dont ils le perçoivent et en subissent les conséquences. Elle le fait avec justesse, adaptant son analyse à chacun des interlocuteurs, n'hésitant pas, de temps en temps, à agrémenter son texte de touches d'humour par le truchement de scènes cocasses...
Une belle réussite, en somme, que ce roman, que je vous recommande chaudement !