Je n'ai jamais lu le Robinson Crusoé de Daniel Defoe et j'ignore donc si ce livre représente effectivement, comme on le dit, l'une des œuvres littéraires servant de justification lénitive du colonialisme occidental, plus spécifiquement britannique.
Par contre, durant une certaine période de mon enfance où j'étais contraint de passer fréquemment de longues heures dans la salle d'attente d'un cabinet médical pour subir un pénible traitement, ma mère me distrayait en me lisant Vendredi ou la vie sauvage, l'adaptation pour enfants que Michel Tournier fit de ce roman-ci. Le traitement médical cessa avant que mère et fils n'arrivions à la fin de l'histoire. Si je n'eus pas envie de poursuivre ma lecture alors, ni de me rapprocher du roman original à l'âge adulte, c'est sans doute pour deux raisons : ne pas vouloir raviver le souvenir des piqûres et autres angoisses ; ne pas creuser l'idée tout aussi marquante et abominable des « souilles des pécaris », image et lexème à jamais gravés dans ma mémoire, qui représentaient l'antithèse toujours dangereusement tentante – régressive, narcotique et psychotique, conceptualiserais-je beaucoup plus tard – de la saine et ingénieuse persévérance dans le labeur qui, seule, allait sauver Robinson de ses démons, d'une nature hostile, et le rendrait enfin digne d'instruire Vendredi tout en se liant d'amitié avec lui.
Était-ce là le message principal de la version pour enfants ? Ou peut-être celui que maman, non sans une certaine intuition prémonitoire, souhaitait transmettre à son petit garçon ? Ou bien, plus innocemment, était-ce l'idée retenue, « fortuitement », faute de ne pas avoir été associée ou remplacée par le déroulement ultérieur de la trame, et notamment par son épilogue ?
En tout cas, dans ma lecture d'aujourd'hui de Vendredi ou Les limbes du Pacifique, au bout de presque un demi siècle, je n'ai pu encore me libérer de cette interrogation autour des « souilles », ni sans doute du contexte de la filiation (ni peut-être du contexte médical, ni peut-être du danger de « se laisser aller »...). De cet ouvrage philosophiquement touffu et éminemment polysémique, que la modernité a rendu introspectif, psychanalytique et attentif à la dignité et à la valeur de l'Autre, il est possible de faire une grande variété de lectures, dont celle de Gilles Deleuze, faisant autorité, constitue la postface de cette édition du livre. Plusieurs analystes ont mis en exergue la problématique de la sexualité et celle de la perversion. Pour ma part, j'ai cru trouver, tout au long du roman, la question fondamentale suivante : l'exercice de la conscience – toujours en tension avec la tentation de la fuir, de l'obnubiler, de l'« altérer » de façon halluciné (comme sous l'effet des psychotropes) – est-il possible dans « un monde sans autrui » (Deleuze) ? Et accessoirement, dans quelle mesure la persistance de l'exercice de la conscience permet-elle néanmoins de transformer sa personnalité en profondeur : de Robinson en voie de déshumanisation à Robinson l'organisateur de Speranza lié au monde tellurique à Robinson (après l'explosion) enfin détaché de son ancienne humanité pour se relier au monde aérien et solaire ? Il me semble que la nature accessoire (et subordonnée) de cette seconde question par rapport à la première est clarifiée par la chute du roman : sans Vendredi, et avant d'avoir découvert la présence de Jeudi, la métamorphose de Robinson, pourtant avérée, est néanmoins vaine, car l'exercice de la conscience s'avère hasardeux et la tentation régressive-tellurique-autodestructrice le guette...
Si cette interprétation est infondée, soyez indulgent et pensez : Voilà ce qu'un quinquagénaire fait d'un quasi traumatisme infantile !
Cit. :
1. « Il ne devait comprendre que plus tard la portée de cette expérience de la nudité qu'il faisait pour la première fois. Certes, ni la température ni un sentiment de quelconque pudeur ne l'obligeaient à porter des vêtements de civilisé. Mais si c'était par routine qu'il les avait conservés jusqu'alors, il éprouvait par son désespoir la valeur de cette armure de laine et de lin dont la société humaine l'enveloppait encore un moment auparavant. La nudité est un luxe que seul l'homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s'offrir sans danger. Pour Robinson, aussi longtemps qu'il n'aurait pas changé d'âme, c'était une épreuve d'une meurtrière témérité. » (p. 31-32)
2. « Il se déplaçait de moins en moins, et ses brèves évolutions le ramenaient toujours à la souille. Là il perdait son corps et se délivrait de sa pesanteur dans l'enveloppement humide et chaud de la vase, tandis que les émanations délétères des eaux croupissantes lui obscurcissaient l'esprit. Seuls ses yeux, son nez et sa bouche affleuraient dans le tapis flottant des lentilles d'eau et des œufs de crapaud. Libéré de toutes ses attaches terrestres, il suivait dans une rêverie hébétée des bribes de souvenirs qui, remontant de son passé, dansaient au ciel dans l'entrelacs des feuilles immobiles. […]
La souille, en lui révélant ses propres facultés de repliement sur lui-même, lui apprit qu'il était, davantage qu'il n'avait cru, le fils du petit drapier d'York.
Dans ses longues heures de méditations brumeuses, il développait une philosophie qui aurait pu être celle de cet homme effacé. Seul le passé avait une existence et une valeur notables. Le présent ne valait que comme source de souvenirs, fabrique de passé. » (pp. 40-42)
3. « Alors que je construisais comme un fou l'Évasion, il avait surgi devant moi, pour fuir aussitôt avec des grondements furieux. Je m'étais demandé dans mon aveuglement si les terreurs du naufrage suivies d'une longue période de solitude dans une nature hostile ne l'avaient pas ramené à l'état sauvage. Incroyable suffisance ! Le sauvage de nous deux, c'était moi, et je ne doute pas que ce fut mon air farouche et mon visage égaré qui rebutèrent la pauvre bête, demeurée plus profondément civilisée que moi-même. Il ne manque pas d'exemples de chiens obligés, presque malgré eux, d'abandonner un maître qui sombre dans le vice, la déchéance ou la folie, et on n'en connaît pas qui accepteraient que leur maître mangeât dans la même écuelle qu'eux. Le retour de Tenn me comble parce qu'il atteste et récompense ma victoire sur les forces dissolvantes qui m'entraînaient vers l'abîme. » (p. 68)
4. « Il est inutile de se le dissimuler : tout mon édifice cérébral chancelle. Et le délabrement du langage est l'effet le plus évident de cette érosion.
J'ai beau parler sans cesse à haute voix, ne jamais laisser passer une réflexion, une idée sans aussitôt la proférer à l'adresse des arbres ou des nuages, je vois de jour en jour s'effondrer des pans entiers de la citadelle verbale dans laquelle notre pensée s'abrite et se meut familièrement, comme la taupe dans son réseau de galeries. Des points fixes sur lesquels la pensée prend appui pour progresser – comme on marche sur les pierres émergeant du lit d'un torrent – s'effritent, s'enfoncent. Il me vient des doutes sur le sens des mots qui ne désignent pas des choses concrètes. Je ne puis plus parler qu'à la lettre. » (p. 72)
5. « Ils jouèrent souvent à ce jeu. C'était toujours Vendredi qui en donnait le signal. Dès qu'il apparaissait avec sa fausse barbe et son ombrelle, Robinson comprenait qu'il avait en face de lui Robinson, et que lui-même devait jouer le rôle de Vendredi. Ils ne jouaient d'ailleurs jamais des scènes inventées, mais seulement des épisodes de leur vie passée, alors que Vendredi était un esclave apeuré et Robinson un maître exigeant. Ils représentaient l'histoire des cactus habillés, celle de la rizière asséchée, celle de la pipe fumée en cachette près des tonneaux de poudre. Mais aucune scène ne plaisait autant à Vendredi que celle du début, quand il fuyait les Araucans qui voulaient le sacrifier, et quand Robinson le sauvait. » (p. 228)
6. « Robinson déjeuna avec le commandant et le second. Il n'entendit plus parler de Vendredi qui devait se restaurer avec l'équipage. Il n'eut pas besoin de se mettre en frais pour alimenter la conversation. Ses hôtes semblaient avoir admis une fois pour toutes qu'il avait tout à apprendre d'eux et rien à révéler sur lui-même et Vendredi, et il s'accommodait fort bien de cette convention qui le laissait observer et méditer à loisir. Au demeurant, il était bien vrai en un certain sens qu'il eût tout à apprendre, ou plutôt qu'il eût tout à assimiler, tout à digérer, mais ce qu'il entendait était aussi lourd et indigeste que les terrines et les viandes en sauce qui défilaient dans son assiette, et il fallait craindre qu'un réflexe de refus ne lui fasse tout à coup vomir en bloc le monde et les mœurs qu'il découvrait peu à peu.
Pourtant ce qui le rebutait principalement, ce n'était point tant la brutalité, la haine et la rapacité que ces hommes civilisés et hautement honorables étalaient avec une naïve tranquillité. […] Pour Robinson le mal était bien plus profond. Il le dénonçait par-devers lui-même dans l'irrémédiable 'relativité' des fins qu'il les voyait tous poursuivre fiévreusement. […] Robinson imaginait sans cesse le dialogue qui finirait bien par l'opposer à l'un de ces hommes, le commandant par exemple. "Pourquoi vis-tu ?" lui demanderait-il. Hunter ne saurait évidemment que répondre, et son seul recours serait alors de retourner la question au Solitaire. Alors Robinson lui montrerait la terre de Speranza de sa main gauche, tandis que sa main droite s'élèverait vers le soleil. » (pp. 259-260)
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