Au début, vers le XIe siècle, quelques nobles vikings débarquent aux Amériques et se poussent toujours plus au Sud, jusqu'à Cuba, en apportant aux populations locales le cheval, le fer, le culte du dieu Thor – le tonnerre – et quelques maladies dont elles retireront les anticorps. Ces avancées suffisent pour que Christophe Colomb, débarqué quatre siècle plus tard avec si peu de compagnons, se retrouve face à des indigènes aguerris qui s'emparent de ses caravelles et finissent par les massacrer tous et les empêcher de rentrer en Europe. Pourtant, une enfant, une petite princesse nue, Higuénamota, apprend les rudiments du castillan et un drôle de geste de la main recouvrant le visage et le poitrine – vertical puis horizontal – que les Levantins font aussi souvent qu'ils plantent partout des croix en bois. Lorsque, environ quarante récoltes plus tard, une guerre dynastique oppose deux rois incas et que l'un d'eux, Atahualpa, poursuivi par son frère, avec sa maigre armée réduite aux abois, n'est même plus en sécurité sur l'île caribéenne, il ne lui reste d'autre choix que de faire construire une caravelle à peine plus grande que celles jadis abandonnées par l'Européen, et de s'embarquer avec tous son monde, des vivres, du bétail, lamas, perroquets, un puma et la belle princesse Higuénamota vers l'Occident. Le reflet inversé de l'Histoire.
Par des péripéties qui ne perdent jamais la vraisemblance, après la capture hasardeuse de Charles Quint, Atahualpa gravit pas à pas toutes les marches qui le conduiront à la conquête de l'Europe et à se ceindre de la couronne de Charlemagne. À quoi doit-il cette formidable ascension, cette conquête aussi fulgurante que celle, historique et parfaitement symétrique, que nous connaissons tous comme la colonisation du continent américain par les Espagnols et les Portugais ? Eh bien, au même mélange de circonstances matérielles et intellectuelles que les historiens indiquent comme les raisons de notre domination, mais qui représentent aussi les faiblesses et les atouts de l'Europe du XVIe siècle : les divisions religieuses entre persécutions de l'Inquisition et la Réforme protestante, le pouvoir militaire et politique conféré par la disponibilité de liquidités en or et en argent dont le continent américain est très abondamment pourvu, la division géopolitique persistante entre les Turcs et la Chrétienté insuffisamment structurante cependant pour dominer la poussée des royaumes nationaux naissants, l'imprimerie qui rend disponible notamment un petit manuel destiné aux souverains par un certain philosophe florentin (Machiavel), les enjeux et formidables gains de la première mondialisation du commerce intercontinental, mais d'abord et surtout l'insupportable disparité de richesses entre des populations affamées et toujours au bord du soulèvement, et des élites économiques en expansion.
L'empire européen de l'Inca est conçu dans ce roman utopique comme le moyen par lequel une perspective radicalement extérieure peut apporter des solutions originales aux problématiques européennes invétérées. D'abord la tolérance religieuse, et même le principe de coexistence égalitaire des cultes est établi par l'introduction d'une autre foi, la religion du Soleil, au culte bien humaniste et fort peu exigent... Deuxièmement une réforme agraire radicale est adoptée, avec l'implantation des cultures de la pomme de terre, du maïs, du quinoa et surtout un système fiscal fondé sur l'éradication du servage et des dîmes – en fait en grande partie sur la suppression de la taxation tout entière – au profit de corvées d'intérêt général et d'une certaine communisation de biens et de services. Troisièmement une diplomatie pragmatique et réaliste caractérisée par une politisation, plus marquée encore que dans l'Histoire avérée, des gains économiques des monopoles du commerce transatlantique.
Mais l'empire inca est lui-même menacé non pas par les vieilles puissances européenne ou ottomane, mais par les belliqueux Mexicains, adeptes des sacrifices humains, qui vont porter atteinte à l'empire inca d'Amérique où règne le frère d'Atahualca, débarquer à leur tour en Normandie, s'allier avec Henry VIII contre François Ier et fonder le comptoir de Bordeaux, sous les yeux de Montaigne qui va dialoguer, en fin d'ouvrage, avec Cervantès et le peintre Le Greco qui raisonne à l'ancienne comme un Jésuite...
Les principaux personnages politiques, intellectuels, artistiques et religieux du XVIe siècle sont fidèlement (!) reproduits dans ce roman, fidélité rendue notamment grâce à la correspondance épistolaire fictionnelle entre, par ex. Thomas More et Érasme. Un petit clin d’œil sympathique à Francisco Pizarro est constitué par le personnage secondaire de Pedro Pizarro, devenu page d'Higuénamota et bientôt l'un des principaux aides-de-camp de l'empereur Atahualpa... Un autre clin d’œil historique jouissif consiste à faire du philosophe réformateur modéré Philippe Mélanchthon, négociateur entre Luther et les Incas au sein de la Dispute de Wittenberg, le possible auteur des « 95 thèses du Soleil » affichées à la porte de ladite cathédrale !
Techniquement parlant, on notera le soin avec lequel la vraisemblance historique est rendue par les styles des différents textes qui interviennent dans la narration : « La saga de Freydis Eriksdottir », « Le journal de Christophe Colomb (fragments) », « Les chroniques d'Atahualpa » comportant des fragments en vers de « Les Incades » ainsi que les épistolaires déjà évoqués ainsi que celui d'Higuénamota avec Atahualpa sur la défaite de François Ier par les Mexicains, et enfin « Les aventures de Cervantès » comprenant quelques belles pages de dialogues attribués à Montaigne. Au fur et à mesure que la compréhension réciproque des gens du Nouveau Monde et de l'Ancien (désignation qui varie naturellement selon les points de vue opposés des protagonistes) s'approfondit, la prose perd ses aspérités spécifiques, elle devient plus fluide et le lecteur aussi peut partager avec tous un langage et une intelligence communs.
Cit. :
1. « Toujours le jeune souverain trouvait, sinon un but qui les ferait s'oublier eux-mêmes, une destination, une direction, une impulsion qui fédérait ses troupes et leur donnait l'élan et la force, si bien que jamais ce voyage impossible, inconcevable, qui les avait menés d'abord aux portes du Cuzco pour mieux les en éloigner ensuite, leur faisait tâter le nombril du monde avant de les envoyer jusque dans ses confins, n'avait complètement basculé dans l'errance pure, ou du moins le groupe des Quiténiens n'en eut jamais réellement conscience, sans quoi il ne fait guère de doute qu'ils eussent échoué, l'un après l'autre, sur les rivages de la folie. » (pp. 127-128)
2. « De nouveau, ils furent confiés aux bons soins des tondus, catégorie de la population qui recouvrait décidément les activités les plus diverses : l'adoration de leur dieu, la collecte du breuvage noir, le stockage et l'entretien des feuilles qui parlent. Ils étaient prêtres, archivistes, mais aussi amautas, car ils disputaient au sujet de mystères du monde et racontaient beaucoup de contes, et même haravecs, car certains d'entre eux composaient des poèmes selon des systèmes de vers et de strophes très bien agencés. Par ailleurs, ils chantaient beaucoup, toujours en chœur, des mélodies traînantes et graves, sans être accompagnés par nul autre instrument que leur voix. Comme à Lisbonne, et bien qu'ils semblassent avoir fait vœu de pauvreté, ils logeaient dans les bâtiments les plus munificents. » (pp. 132-133)
3. « Florence ! Voici ceux qui veulent ta perte ! dit-elle en montrant les corps qui se balançaient. Regarde leur visage : c'est celui de la trahison. Regarde leurs beaux vêtements : c'est le prix de ta sueur et de ton sang. Que voulaient-ils, ces traîtres ? Quitter l'Empire. Pourquoi ? Pour exercer librement leur tyrannie sur le peuple. Songe bien, Florence, que renoncer à l'Empire, c'esr renoncer à ses lois. Veux-tu revenir aux temps anciens, quand une poignée de familles suçait ta moelle ? Veux-tu le retour de ces ennemis du peuple ? Veux-tu la fin des magasins publics ? Où prendras-tu ton pain à la prochaine disette ? Où étaient-ils, ces traîtres, aux temps de la peste ? Où étaient leurs hospices pour tes malades ? Qu'ont-ils jamais fait pour tes vieillards et tes enfants ? Prends garde, Florence, à ne pas te laisser griser par les mots creux de ces mangeurs de chair humaine. » (p. 327)
4. « Puis, un matin, la silhouette de Baracoa, capitale cubaine et carrefour des deux mondes, se découpa dans l'horizon. C'était une ville de palais, de palmiers et de cases en terre, où les chiens parlaient aux perroquets, où les riches marchands venaient vendre leurs esclaves et faire boire leur vin, où l'odeur de fruits inconnus parfumait les rues, où les nobles taïnos chevauchaient nus leurs pur-sang de Chili, arborant pour seules parures des colliers de perles rouges à dix-huit rangées et des bracelets en écaille de crocodile, où les mendiants eux-mêmes semblaient d'antiques rois déchus, avec des masques et des miroirs de cuivre et d'or sur la tête, où les magasins dégorgeaient tellement de marchandises que, le soir venu, des lézards à crête s'aventuraient dans les rues en quête de caisses à éventrer. On y parlait toutes les langues, on y aimait toutes les femmes, on y priait tous les dieux. » (pp. 377-378)
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