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Les notes de lectures recherchées

9 livres correspondent à cette oeuvre.

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Franz



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Posté: Mer 20 Sep 2023 12:19
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Un temps de chien.
Le pénultième bulletin "Dernier carré", n° 8, de juin 2022, avec son sous-titre : "La plupart l'avaient déjà quitté", sonne le glas pour l'ultime quarteron acculé au baroud d'honneur, les rats ayant tous fui le navire. La fin est imminente mais elle n'a pas encore eu lieu. Des salves sont toujours tirées par Baudouin de Bodinat depuis l'estaminet, en face du cimetière et il y va franco de port même si le cœur n'y est plus à force de mettre en garde, en vain, ses missives de feu se calcinant dans le désert. La sortie du confinement post Covid n'est pas suivie d'un regain de vigueur mais plutôt d'une apathie généralisée comme en émergence d'un état d'hypnose collective, d'un "désintérêt imprégné d'amertume". De cette indifférence face à l'apocalyptique flagrant, Bodinat évoque le "syndrome de la référence changeante" quand chaque génération prend pour modèle ce qu'elle connaît, ignorant le milieu de vie des prédécesseurs et aboutissant de fait à une amnésie écologique et à l'acceptation d'un environnement dégradé comme la norme. Marlène Soreda quitte le bout de la route, dans la périphérie parisienne et lance au ciel une salve de souvenirs avec la fille de l'Italienne ahanant de jouissance, fenêtre grande ouverte afin que l'immeuble en tremble de désir. "Formulaires et pièces jointes" est l'occasion d'évoquer le passé quand il faut ressusciter (en mémoire) le conjoint décédé à l'occasion d'une demande de pension de réversion. L'expression "Pisser dans un violon" retrouve tout son lustre. Les extraits de livres soustraits à la poussière du grenier possèdent des vertus apéritives avant le final du "Magasin à poudre" que Baudouin de Bodinat tient d'une main experte d'artificier chevronné. Bien que lassé de collationner les nouvelles corroborant un collapsus imminent et subséquemment de prêcher dans le vide, l'auteur envoie tout de même, de guerre lasse, ses salves mortifères avec un esprit de synthèse percutant. Quand l'invraisemblable se réalisera, errant sur les routes désaffectées, il faudra bien apprendre à faire bouillir du chien.
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Franz



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Posté: Lun 11 Sep 2023 15:56
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Entrée en matière.
Il avait fallu que je glissasse le bulletin des amis de la fin du monde dans mon sac à dos pour m'apercevoir de ma bévue. le papier de la revue éphémère n'est pas fait pour durer. Il s'est écorné, maculé et le titre "Dernier carré" s'est estompé avec les micro frottements liés aux mouvements de la marche à pied. Je note aussi que le fascicule au contenu si triste se gondole. Bref, le numéro 1, peut-être rarissime, ne s'imposera pas dans le temps. Ses jours sont comptés et je ne vais pas faire fortune à la revente avec un numéro collector mais comme tout est sujet à obsolescence programmée, la revue papier est au diapason du propos apocalyptique. Ça va péter mon général ! En attendant l'imminence de la chose, j'aime bien ranger mes livres en bon état sur une étagère. le chaos à venir demain n'y changera rien et j'ai abîmé un bulletin cher à mon coeur qui est véhiculé par la Charrette orchestrale, le bulletin, pas mon coeur, quoique. Tout peut bien s'effondrer mais j'espère, dans l'ordre.
C'est sur le rebord du causse de Blandas, lui aussi arpenté avec ferveur en toutes saisons que j'ai fait pitance de roi en lisant le fascicule incendiaire. Rien ne vaut un paysage fort pour approfondir une lecture puissante. le déplacement ambulatoire permet de penser autrement. Lors d'une pause, les brèves rubriques se parcourent aisément et leur pouvoir est déflagrant. Baudouin de Bodinat ouvre le ball-trap avec des tirs de sniper. "À la vue du cimetière" envoie une rafale de paragraphes brefs et claquants sur le Bitcoin, le survivalisme, la GPA, l'égocentrisme, la pornographie, les réseaux sociaux et les comportements d'une foultitude de personnes perdues à elles-mêmes. S'ensuivent les brèves du "Cadastre" avec un survol de vies incomplètes, des élans premiers aux crashs terminaux comme ce mari entreprenant qui n'a jamais su voir sa femme ou l'exemple du bel étalon de ces dames que la vieillesse rattrape. Baudouin s'essaie à l'étude de moeurs en une demi-page et il torpille l'hédonisme comme jaja. le naturalisme peut bien aller se rhabiller et Maupassant revoir sa copie. le quidam est croqué en deux temps, trois mouvements, de la vie au trépas. Ça fait mouche, ça fait mal mais ça fait s'esbaudir parce que chaque mot est pesé et ajusté par un orfèvre des lettres.
Marlène Soreda entame ensuite sa chronique des "Piètres plaisirs de Paris"et pose les jalons de son univers déglingué : la flaque de pisse dans l'immeuble, l'herbe du tramway, le banc public monopolisé par Le Breton, etc. Puis "Formulaires & pièces jointes" narre l'impossibilité de verbaliser les raisons qui motivent une demande d'aide sociale dues à un "épouvantable merdier s'étirant sur plusieurs générations". Enfin, "Le magasin à poudre" compile des informations alarmantes extraites de la presse généraliste qui vont tout faire péter : déplacés environnementaux, dérèglement climatique, dégradation des sols, effondrement de la biodiversité, empoisonnement par les pesticides, prolifération des algues, etc. Comme dit le voisin, je préfère être sourd que d'entendre ça. Heureusement, Valyn est toujours là dans les moments critiques. Il expliquait dans le "Petit journal" d'août 1881 comment calmer les convulsions nerveuses avec des fumigations de plumes brûlées passées sous le nez de la personne affectée. Il donne aussi la recette de la bière fabriquée avec du chiendent fermenté. La bière survivaliste est "agréable au goût, nutritive et désaltérante." Voilà Valyn et c'est déjà la fin. Déjà ?
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Franz



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Posté: Lun 11 Sep 2023 15:50
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"Il épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que les quintessences."
Marcher avec pour viatique le second bulletin des amis de la fin du monde est une sinécure tant le fascicule est léger avec ses vingt-huit pages quand les caractères sont de plomb et le propos d'airain. Cassant la croûte dans un éboulis confortable, assis à l'ombre d'un érable, sur un bloc rocheux naturellement équarri, j'ai loisir d'apprécier la chronique de Marlène Soreda alors que le vent glisse et fait bruisser la chênaie dans le vallon sauvage de Valescure du plateau de Vaucluse. Je m'immerge dans la saveur d'un paysage nourri des sucs et des fragrances du printemps. Le lieu, frugal et autarcique, a un goût d'éternité. Je peux alors saisir la teneur du texte des "Piètres plaisirs de Paris" avec l'échouage des laissés pour compte du Bout-de-la-Route d'autant qu'on peut soi-même avoir vécu des décennies dans ces endroits, aux abords de zones périphériques elles-mêmes satellisées à une conurbation où s'engoncent dans des pardessus flottants et des capuchons profonds des créatures des niveaux souterrains. La pauvreté repousse toujours plus loin les déshérités et finit par les entasser aux mêmes endroits : taudis, squats, terrains pollués, etc. Marlène Soreda fait ensuite revivre l'épopée soixante-huitarde avec le retour à la terre et le gavage des oies. Peut-on s'émerveiller de "l'orangé des becs qui se mariait si bien au gris perle du plumage" et puis éventrer le volatile pour en extraire le foie pour sa valeur marchande, sans autre forme de procès ? La vie est une chienne de l'enfer.
Baudouin de Bodinat rappelle les catastrophes environnementales, économiques, sociétales avérées, inévitables, durables. Dans cette litanie mortifère éclatent les prévisions de la "boule de cristal" à l'exemple de l'hébétude des Australiens déjà de plain-pied dans l'au-delà, celui du Pyrocène, les Californiens aussi. Est-ce que les Aborigènes seront capables de reprendre pied dans la fournaise alors qu’ils font corps avec l’immense espace australien depuis plus de 40 000 ans ? Les brèves du "Cadastre" sont épouvantables car elles acquièrent une gravité absolue en se focalisant sur des cas personnels.
Heureusement, l'ami Valyn qui nous vient de loin, de la fin dix-neuvième pour tout dire, dispense ses conseils aux scrofuleux et autres nécessiteux en confectionnant un plastron en ouate : "les pardessus sont sans doute plus confortables, à la vérité mais aussi bien autrement coûteux". Valyn a encore dans sa besace de boyscout la créosote, goudron caustique "un peu violent" pour calmer la dent pourrie lancinante ou bien il propose de fabriquer soi-même la machine à laver le linge avec cuvier, boules en bois, balancier, tout un fourbi farfelu pour un nettoyage rapide. Dans le "Dernier carré", on ne plantera même plus de pomponnettes pour fleurir nos tombes car on se sera tous évaporés mais on tiendra jusque-là comme aurait pu dire Lapalisse. Cette deuxième livraison de la revue est la plus rude à digérer mais elle n'en demeure pas moins roborative, éclairante, touchante, pétrie d'intelligence et de culture, épicée d'humour et de poésie, aromatisée aux levures de l'esprit.
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Franz



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Posté: Mar 29 Aoû 2023 15:45
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Canicule de sac.
Emmener l'ultime numéro de "Dernier carré" comme viatique et arpenter à la fin un bout du monde encore intact nécessitait d'attendre la queue de la canicule "tardive et exceptionnelle" selon Météo France qui fouettait l'air de ses ardeurs ignées. Bien que les médias minimisent, que les réseaux sociaux atermoient, la végétation a séché sur place, les records de température ont été pulvérisés en métropole, à l'inverse des athlètes français à Budapest qui ont massivement queuté. À l'aube des JO de Paris en 2024, il y a de quoi frémir d'effroi face au show annoncé.
Dans un baroud d'honneur contre la vacuité et l'ineptie du monde comme il va au déversoir, Baudouin de Bodinat s'épanche davantage qu'à l'ordinaire en délivrant des observations, des pensées et des visions accordées aux données scientifiques, aux relevés factuels, aux constats objectifs d'une fin programmée de la vie sur Terre. S'il ne s'agissait que de prophétiser, le lecteur pourrait faire fi du propos halluciné et tourner la page sans frémir mais Bodinat expose des faits avérés. Il a suffi qu'une poignée de malfaisants ait fait main-basse sur les ressources planétaires dans une entreprise débridée "d'extractivisme financiarisé" pour enclencher la sixième extinction de masse, épuiser les gisements, bouleverser le climat et priver d'avenir l'humanité entière. C'est cher payé en fin de compte ! À travers vingt-et-une pages denses, au phrasé inimitable, l'auteur, philosophe des Lumières posté au seuil des ténèbres, déroule sa diatribe dans une prose policée où chaque mot précise et sertit une pensée en marche, nue, lucide, au-delà des apparats de la bienséance. Il désigne des responsables tel le "maléfique Elon Musk" ou "l'ectoplasme Zuckerberg", pointe la surpopulation, la surchauffe climatique, l'utilitarisme à tout crin, l'égoïsme aveugle, l'asservissement technologique. Comme en contrecoup feutré, il esquisse des échappatoires avec "le besoin d'indéfini (d'ombre à l'intérieur des choses, de clair-obscur, de lointains et d'immémorial, etc.) et d'harmonie visible (le beau)...", les sentiments expansifs, la nostalgie, la résonance d'une voix humaine parmi toutes..." des choses jugées inutiles dans le schématisme scientifique et l'organisation sociale à visée utilitaire.
Marlène Soreda élargit ses piètres et petits plaisirs, de Paris à partout et se laisse charmer : "au détour d'impasses, de ruelles, de venelles, l'harmonie de murs altérés par le temps qui éveille le goût de la mélancolie des lieux, des choses, des objets". Elle évoque le wabi-sabi quand les objets portent la marque du temps et "enregistrent le soleil, le vent, la pluie, la chaleur et le froid sous la forme de jaunissement, de rouille, de ternissure, de tache, de gauchissement, de rétrécissement, de racornissement et de fissure". Il faudra pourtant s'extraire, dans un sursaut salutaire, de cette esthétisation de la mort.
La rubrique "Formulaires et pièces jointes" n'est pas en reste avec la mise en scène chez une avocate, jeune féministe remontée pour l'occasion, d'un divorce par consentement mutuel où il est question de savoir comment "exécuter" le mari quand la femme souhaite simplement le quitter.
Des bribes de vieux bouquins extraits de sous la poussière des greniers aèrent agréablement le bulletin quand Ximenès Dourdan interpelle Mademoiselle Paule dans une missive postée d'Avallon d'un : "Bonjour, petite nigaude..." et poursuit en comparant le tumulte de la cité : "tout cela est beau comme les sons de votre harpe éolienne". Plus loin, Pierre Kropotkine rappelle l'origine du courage et du dévouement loin de tout calcul et de tout mysticisme par le fait que "la vie ne peut se maintenir qu'à condition de se répandre".
Enfin, "Le magasin à poudre" revient, en une seule page prête à déflagrer sur le catalogue de nos maux dans un digest particulièrement roboratif.
En guise de manifeste lapidaire, une photographie et une linogravure noir & blanc concluent le fascicule : "On ne sait plus quoi écrire tellement c'est la merde" et "Viens on crame tout".
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Franz



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Posté: Mar 09 Mai 2023 14:49
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La ballade des échinodermes.
Après avoir marché tout mon soûl dans la splendeur des anémones pulsatilles et des chevreuils hiératiques, je finissais de lire le fascicule 3 de « Dernier carré » dans une arène dolomitique, au cœur du plateau de Guilhaumard. Dans ce vaste espace karstique aux marges des Grands Causses, le silence absolu était propice à une lecture profonde. A 800 mètres d’altitude, début avril, les insectes et le soleil ne dardaient pas encore, remisant les piqûres et les brûlures à plus tard. Tout était possible alors que la fin du monde prenait de l’ampleur. Comment s’affoler autrement que de bonheur dans la beauté profuse des lieux ?
Baudouin de Bodinat reprend son antienne païenne, la perte du monde d’avant qui meurt avec la disparition de ses composantes, la mémoire des hommes et des lieux. Son chant du cygne est mâtiné d’observations comportementales, de relevés scientifiques, de considérations éthiques, de citations littéraires, le tout agencé dans une prose inimitable empruntée au XVIIIe siècle français où chaque mot touche jusqu’à l’estocade. Pour en savourer tout le sel, il faut la relire pour en saisir les clés et les échappatoires, a contrario des tares qui nous frappent, des portes dérobées magnifiques. Marlène Soreda est au diapason de Bodinat mais elle orchestre sa partition différemment. Avec lucidité, générosité, intelligence et tact, elle emmène le lecteur dans son espace pudique. Elle n’a jamais été aussi puissante que dans cette chronique du Bout-de-la-Route. Elle résume parfaitement son état d’esprit et sa démarche à travers une citation radiophonique d’Erri de Lucca : « A mon âge, je suis un reste de ce qui n’existe plus » ou plus loin, une réflexion du poète français Antoine Emaz : « On n’est pas à la hauteur de vivre ». Avec son expérience de l’aide sociale relatée dans « Formulaires et pièces jointes », on éprouve un sentiment de honte et de révolte face à ce qu’elle subit. Sa « Lettre à un ex haut fonctionnaire » est vertigineuse et réjouissante par sa chute. Les extraits d’auteurs extirpés de « Sous la poussière » tiennent toujours le haut du pavé, que ce soit Ximénès Doudan, moraliste français, Jean-Henri Fabre, écrivain naturaliste, Joseph de Maistre, politicien, philosophe et Guido Ceronetti, poète italien. Baudouin de Bodinat reprend la plume avec « Le magasin à poudre » pour envoyer des salves d’informations qui dressent un bilan catastrophique de la prédation humaine (dette abyssale et spéculation effrénée, accumulation des déchets en Inde, bétonnage tous azimuts et fissures en tous genres, canicule, pollution, extinction de masse, etc. Rien de reluisant dans cette mondialisation de la gabegie et du tripotage. Le mot de la fin du bulletin revient à Valyn avec une exposition de recettes décalées pour conserver l’eau potable, rafraîchir le beurre rance et fabriquer son dentifrice. Cela peut aider par les temps de pénurie qui s’annoncent.
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Franz



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Posté: Mar 09 Mai 2023 14:43
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Noir, double zéro, impasse.
Fidèle au poste, dans son dernier carré, face au cimetière depuis l'estaminet, Baudouin de Bodinat observe les détraqués "aux manettes de la Terre" et les ratés climatiques dans une relation de cause à effet, des "hommes d'âge et rassis... conservateurs pincés ou optimistes transhumains" stupéfaits d'être souffletés par une militante suédoise jeunette "une petite sotte prêchi-prêcha". Puis survient la stupéfaction liée au confinement alors qu'il y a peu encore : "ils se grisaient au guidon de leur trottinette, se faisaient livrer le dîner pour manger devant l'écran, s'échangeaient sur l'optiphone des autosatisfactions..." La machine extractiviste enfin à l'arrêt, le smog se diluait, la nature retrouvait du souffle mais sans perdre davantage de temps, la grande excavatrice reprenait du service, y mettant les bouchées doubles. Bodinat met ensuite en parallèle la réforme des retraites dans le leurre de l'horizon 2040 avec la fin très prévisible du monde d'avant pour demain. Personne ne peut désirer la destruction de la nature et l'effondrement de la civilisation : "pas même le survivaliste en permaculture avec ses poules, son AR-15 et un an de papier hygiénique d'avance". Pourtant le confinement a transformé les usages et les regards. Le temps de l'innocence est révolu alors que s'amorcent la pompe à shadock et la fin des temps. Les mots choisis par Baudouin de Bodinat délivrent leur charge déflagrante au coin de la phrase qui cingle au rythme maîtrisé d'une pensée circonscrivant l'apocalypse. Valse des mots, ébriété du lecteur, sourire idiot, rondeur des phrases en bouche, fruité du propos, arrière-goût amer malgré tout.
Bauges ou clapiers, les logements et les quartiers du Bout de la Route sont définitifs : "D'ici on ne part pas". Il ne s'y passe rien sauf lors du confinement quand il faut imposer des quotas dans les magasins. Les chefaillons s’excitent, pointilleux, dirigistes puis inexplicablement, baissent les bras et rentrent dans le rang face à l’endiguement impossible de la marée humaine, le groin grognon et poussif vers sa pitance.
Les autres rubriques s'ensuivent : "Formulaires et pièces jointes", "Sous la poussière" ressuscitant des livres oubliés qui sonnent étrangement aujourd’hui et surtout "Le magasin à poudre" avec ses constats hallucinants et ses prévisions explosives. Enfin, l'obscur Valyn, du Petit journal de 1878, propose de combattre les airs intérieurs viciés, corrompus par les miasmes, avec des vapeurs de chlore dont il donne la recette, toujours utile avec la fin de partie annoncée.
"Dernier carré" est un bulletin qui se dévore de bout en bout, avec un appétit insatiable de vrillette papivore. Conserver, ingérer, assimiler, par les temps de disette qui s'annoncent, la revue roborative tient le haut du pavé.
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Franz



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Posté: Mar 09 Mai 2023 14:35
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Compte à rebours.
Lire l’ultime numéro paru de « Dernier carré » et aller decrescendo vers les anciens bulletins de la Société des amis de la fin du monde pour tendre vers le zéro implosif peut s’avérer cohérent avec le propos des deux auteurs nihilistes, Baudouin de Bodinat et Marlène Soreda.
Après le numéro 7, éblouissant de noirceur mais laissant entendre, dans l’hiver nucléaire, le chant ténu d’un oiseau, voici le numéro 6, tout aussi percutant, remuant mais en fin de conte, inopérant tant la tragédie en marche semble implacable, la fin jouée d’avance. Face à l’inéluctable prévu de longue date, le rire est de rigueur quand l’humour noir gicle et cingle au détour d’une catastrophe annoncée. Baudouin de Bodinat écrit magnifiquement depuis l’Estaminet, en regard du cimetière. Ses mots dégonflent les baudruches de la bien-pensance, l’outrecuidance de la novlangue, les parangons du progrès. Cela soulage un peu du prurit néolibéral et de la gangrène consumériste. Son propos est cousu de vérités indubitables que l’on occulte entretemps et que l’on minimise quand elles éclatent à l’exemple des mégafeux ravageant la Terre. Pauvre France ! Ça sent le roussi par tous les coins de l’hexagone. Bodinat enfonce le clou et ça fait mal d’autant plus qu’on l’a claironné dans le désert, des décennies durant, en vain. Nous y voilà donc ! Il y a bien quelque rafistolage inopiné mais le mur est toujours là, dressé, inébranlable, stoppant à tout instant, mais quand ?, implacablement, brutalement, définitivement notre fuite en avant : « L’avarie colmatée, la civilisation titanique remit le cap à toute vapeur vers sa destination finale ». L’incipit du bulletin de Bodinat donne le ton de l’élégie. La pandémie du Covid, au genre virevoltant dans cette période paniquée, est un révélateur de l’ineptie des gouvernements hors-sol : « en proie à un sauve-qui-peut si peu nécessaire, que cette fable étonnante de n’avoir rien pour soigner, que ce déni acculait dans une impasse, contraignait à des mesures soudainement extraordinaires et d’un affolement communicatif » et de l’incapacité des hommes à s’extirper de leurs vies égoïstes et médiocres, sans esprit et sans cœur, toujours promptes à se fondre dans la termitière numérique. La virtualité a gommé la réalité et tout s’écroule alors qu’ : « Il aurait pu en aller tout autrement. »
Dans les « Piètres plaisirs de Paris », Marlène Soreda revient elle-aussi sur la contamination et le confinement, avec ses incohérences et sa violence : « Comment le monde peut-il s’habituer si bien à vivre avec ça : masques et mitraillettes ? »
« Formulaires & pièces jointes » narre, par missive interposée envoyée aux collecteurs de la redevance audiovisuelle, de l’inanité de posséder un poste de télévision.
« Sous la poussière » réveille d’anciens auteurs à travers quelques morceaux choisis, toujours en écho et en phase avec les propos tenus dans le bulletin soit un présent faisandé mais zébré d’éclairs réjouissants quand des présences au monde s’affirment.
« Le magasin à poudre », si paisible avant la déflagration, dresse un catalogue effrayant de l’effondrement en cours avec notamment l’envol du mercure (« 38° en Sibérie au-delà du cercle arctique ») puis conclut : « De jolies températures printanières », se réjouissait pour le lendemain une présentatrice de journal radiodiffusé.
Enfin, un abrégé d’une revue de 1914, « Maison rustique des dames ». Des préconisations sont faites pour les lits d’enfants, durs et plats, avec une paillasse de maïs : « Il n’est pas bon d’habituer les enfants à se douilletter ». Les lits des domestiques, quant à eux, doivent être d’une « extrême propreté ». « Une maîtresse de maison ne doit jamais oublier combien est dure la nécessité des inégalités sociales… ».
« Dernier carré », nourrissant et succulent, est une denrée rare, mal identifiée et répertoriée, diffuse, erratique et comme les blocs rocheux transportés par des glaciers oubliés, irradiera encore quand tout aura été calciné depuis longtemps.
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Franz



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Posté: Dim 02 Avr 2023 11:30
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Les bêtes efflanquées de l’apocalypse.
Pris dans une lecture frénétique du "Dernier carré", déjà le numéro 4 !, comme si le temps était compté, on peut encore goûter à la prose bodinesque pour un ultime raout à l'eau claire, rassemblant les gueux lettrés d’une cour des Miracles disséminée, archisuppôts, aficionados et happy few du roi des argotiers, Baudouin Ier, qui vont tout perdre et l'honneur en plus. Il faut reconnaître que Bodinat a l'art de l'oraison jaculatoire agnostique, chant funèbre adressé à la Terre d'où Dieu s'est absenté depuis un bail. Une nouvelle fois, le lecteur se mange des torgnoles gratinées en guise d'amuse-gueule. Il n'y a rien à faire. Les faits sont têtus. Bodinat a raison. On sait que ça vient mais on en ignore toujours le mode opératoire, l’enchaînement des conséquences. Les quatre éléments décrivant la matière depuis l'Antiquité sont aujourd'hui chahutés. L'air développe des ouragans à répétition. L'eau modifie ses cycles et s'abat en trombe subitement pour ensuite se raréfier dramatiquement. Le niveau des océans monte. Le feu ravage des montagnes et des étendues forestières inimaginables. Les thermomètres s'affolent. La terre malmenée se désertifie. Raréfaction des ressources, pollution multiple et mondiale, extinction de masse, surpopulation, gaspillage et bientôt mouvements humains colossaux, le scénario est posé, l'apocalypse est en marche, s'extirpant d’un tableau de Brueghel comme « Le Triomphe de la mort » (1562). Dans cette allégorie extraordinaire, l'hébétude du jeune noble tirant son épée face à une armée de squelettes invincibles en dit long sur la cécité inhérente à l'espèce humaine. "À la vue du cimetière, Estaminet", Baudouin de Bodinat narre avec talent, justesse, économie de moyen la fin du monde annoncée. Ses mots frappent en cadence alors que la phrase s'étire voluptueusement jusqu'au coup de fouet final, au tour d'écrou supplémentaire, au dernier mot qui serre la vis et le quiqui. Les exemples s'emboîtent, les preuves s'amoncellent. Parfois une comparaison littéraire magnifie la noirceur du propos, ici la Chute de la maison Usher d’Edgar Poe, là-bas le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Ces onze pages apéritives frisent le sublime c’est-à-dire l’effroi tant l'orchestration du chaos par le verbe le rend visible, presque tangible. "Le magasin à poudre" prend le relais et parle du Jour du dépassement, le 24 décembre en 1971, le 29 juillet en 2019, soit le moment dans l'année où l'humanité a tout consommé de ce que la nature pouvait produire en un an. Il y est aussi question de la pollution plastique avec 13 millions de tonnes versés chaque année dans les océans et de tant d'autres vilenies perpétrées constamment, sans état d'âme. Heureusement, l'ami Valyn, qui nous vient de loin, en 1881, explique comment nettoyer son fusil de chasse. Tout un programme. Par les temps incertains qui courent, lire "Dernier carré" fait un bien fou.
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Franz



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Posté: Mar 14 Mar 2023 10:07
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Sans échappatoire.
Tiens voilà du Baudouin ! Le Sieur Bodinat revient donner des nouvelles depuis l’Estaminet, peut-être le point de rendez-vous de la Société des amis de la fin du monde. Le bulletin de liaison est un sobre fascicule de 32 pages. Intitulé « Dernier carré », il laisse supposer qu’un ultime groupe résiste encore pour l’honneur avant l’inéluctable défaite. Hardi les p’tits gars ! Bien que la « parution soit irrégulière jusqu’à échéance » c’est-à-dire sept numéros sont parus tel qu’annoncé, sans suite prévue, le contenu est riche et digeste, nourrissant et rayonnant. Même si Baudouin de Bodinat, philosophe, inconnu au bataillon car cachottier de son identité, irrigue le livret des confins, la poétesse Marlène Soreda, cofondatrice de la revue « Fario » où Baudouin expédia par voie postale ses livraisons « Au fond de la couche gazeuse » pour parution dans la précieuse revue littéraire, semble plus incarnée même si une seule photographie floue et datée la représente.
Comme Pessoa en son temps se heurtait à la vacuité de l'existence, depuis sa chambre jusqu'à la rue « avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres », Bodinat jardine et extirpe les racines d'un terrain délaissé puis songe à l'inguérissable humanité frappée par la pandémie et incapable ensuite de corriger le tir lorsque la terre se meurt de trop d'abus. L'auteur pointe le débit biométrique en guise de paiement immatériel qui supplante la monnaie palpable quand « chaque individu se voit renvoyé à la solitude de son destin économique, sans contact, entièrement à découvert et visible de toute part dans son aliénation... » Il est aussi question de la surveillance généralisée des personnes qui annihile toute liberté intérieure. La litanie des maux planétaires : "inexorables dessèchements et déluges incroyables, incendies continentaux, mort thermique des océans, souillures chimiques ou radioactives pour des siècles..." ne peut faire taire totalement "la moindre vibration" dans "l'épaisseur du monde" qui excite la conscience aiguë d'exister. Dans le marasme ambiant subsistent des poches d'air.
Après les seize pages introductives fort titillantes s'ensuivent les "Piètres plaisirs de Paris", issus d'une autre main mais de la même veine charrient un identique délitement auréolé de menues embellies quand des élans de tendresse fusent chez les petites gens, ces oubliés des zones périphériques.
Dans le même ton, des extraits d'auteurs confidentiels, « bêtement oubliés » (Edmond Jaloux, Pierre Gascar, Ferdinando Camon, Adrienne Monnier) enrichissent la rubrique "Sous la poussière".
"Le carnet de la mansarde" délivre agenda, pense-bête, poèmes d'une anonyme des années quarante.
"Le magasin à poudre" reprend les actualités d'une Terre à l'agonie avec notamment le dôme de chaleur en Amérique du Nord, les méga feux entrés dans l'ordinaire des choses, les pénuries d'eau, la pauvreté hallucinante, les échouages hideux, la mise à mort des océans, les contaminations déferlantes, la gangrène du crime organisé. Il ne reste plus qu'à croiser les doigts et espérer que cela se tasse.
L'avant-dernière page relate la disparition du courrier écrit et aussi, au passage, "l'agonie des livres, de l'art de la conversation, de l'esprit de répartie, de l'humour, des concerts classiques, de la correspondance et même des coups de téléphone".
L'ultime page reproduit un article du "Petit Journal" du 2 juin 1879 sur la destruction des limaces, des conseils de génocideur de gastéropodes, d'embrocheur de limaces : "On peut également arroser les limaces avec une eau de chaux vive."
Diantre ! Le ver est dans l'usufruit de l'homme qui ne partage rien hormis ses manques. Finalement, l'énumération des catastrophes et la mort programmée du monde tracent la métaphore filée de notre propre finitude. La Terre nous survivra. Néant en moins, pourvu que notre permis de séjour soit prolongé afin que d'autres numéros paraissent et se sirotent en attendant la fin des haricots !
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