Le modèle envolé et le peintre évanoui.
Par une nuit étoilée, sur les toits de Barcelone, le peintre catalan Vidal Balaguer s’entretient intimement avec son modèle et sa muse Mar Monzo. Ils s’aiment et elle l’inspire. Ils ont maintenant tous deux disparus sans laisser d’autres traces que quelques tableaux presque oubliés. Pourtant, en 1939, quarante ans plus tard, Balaguer hante toujours l’esprit du peintre Joaquim Mir qui entreprend alors de narrer son histoire à sa jeune modèle. Vidal Balaguer était un peintre obsessionnel, incapable de céder une seule de ses œuvres couchées sur la toile alors qu’il était criblé de dettes. La disparition prématurée de Mar a plongé Vidal dans le chagrin et la police dans la perplexité. L’inspecteur Puig enquête afin d’élucider le mystère de l’envol du modèle. Balaguer finit par se rendre à l’évidence. Tout ce qu’il peint, une fois achevé dans le tableau, disparaît de la réalité. Poursuivi par Herzog, son créancier, Balaguer décide de s’acquitter en lui tirant le portrait soit le meilleur moyen de passer l’éponge et d’effacer l’usurier en personne.
En illustrant par un nu de Mar Monzo la couverture simili toilée de l’album intitulé « Natures Mortes », les auteurs Zidrou et Oriol faussent les repères. Un nu n’est pas une nature morte mais peut-être les natures mortes en question sortent-elles du cadre pictural pour évoquer l’absence et la perte d’êtres chers ? Mar pose nue, sans pudeur, avec élégance et naturel, un livre en main, celui de Fiodor Dostoïevski, « Crime et châtiment » (1866). La référence littéraire explicite constitue une mise en abyme de la bande dessinée. Dans l’œuvre de l’immense écrivain russe, le beau Rodia, étudiant désargenté, assassine Aliona Ivanovna, l’usurière et Lizavéta, sa sœur, témoin du meurtre. Sonia, prostituée au grand cœur, décide d’aider Rodia par amour. Les similitudes sont nombreuses mais Zidrou va biaiser le jeu de pistes et imposer ses propres règles. Avec une teneur fantastique et symbolique, l’histoire entretient un suspense que le lecteur, tout en s’immergeant dans le Barcelone labyrinthique du passé, a envie de lever. Tenu en éveil par l’intrigue, il lui reste à pénétrer l’œuvre en train de se construire sous ses yeux, dans un jeu de miroir captivant, avant de se dissoudre dans le rêve et la langueur mélancolique de la beauté enfuie. Le travail graphique et pictural d’Oriol Harnandez Sanchez est constamment remarquable et en totale adéquation avec l’histoire et la narration de Zidrou. Ses planches ressemblent à des toiles peintes. Les couleurs vives et tranchées rappellent les mouvements artistiques de l’époque, l’expressionnisme en général et les artistes de La Colla del Safrà (groupe du Safran) en particulier.