Frank Money lui-même reconnait l'ironie de porter un tel patronyme lorsqu'on est noir et -donc- pauvre, dans l'Amérique des années 50.
Le manque d'argent n'est cependant pas la pire des plaies ayant jalonné l'existence pourtant relativement courte du jeune homme. Il est en effet revenu extrêmement perturbé de la guerre de Corée, où il a perdu ses deux amis d'enfance, et la culpabilité de n'avoir pu les sauver le ronge. Pour tenter d'oublier, ne serait-ce qu'un instant, les horreurs vécues au front, il boit... ses relations avec sa petite amie en pâtissent ; cette dernière a également de plus en plus de mal à supporter de voir Frank passer de longues journées dans un état d'hébétude totale.
De mauvaises nouvelles concernant sa sœur le poussent à se sortir de cette oisiveté malsaine. Ycidra, sa cadette, est en danger, d'après le message que lui a fait parvenir une inconnue. S'il ne se dépêche pas de venir la secourir, elle mourra.
Franck prend la route aussitôt, pour aller chercher sa sœur, la sauver, et la ramener à Lotus, Géorgie, leur ville natale.
Son périple est l'occasion pour le lecteur de remonter l'histoire, à une époque pas si lointaine où les noirs n'étaient pas autorisés à voyager dans les mêmes wagons que les blancs, à fréquenter les mêmes restaurants... Les lecteurs habituels de l'auteure ne seront pas surpris : "Home" est construit comme un patchwork, de fragments dont la succession peut, dans un premier temps, dérouter, mais qui finissent par constituer un ensemble riche et cohérent.
A partir du destin de Franck, tristement banal dans une Amérique où les noirs sont préférés comme chair à canon que comme citoyens à part entière, elle brosse ainsi de multiples portraits d'hommes et de femmes qui, chacun à leur façon, combattent ou endurent l'injustice et l'exclusion.
Sans heurt, le passé se mêle au présent, les bribes de destins des différents personnages se lient, se croisent, pour former un récit d'une belle ampleur romanesque malgré sa brièveté, dans lequel Toni Morrison s'exprime à la fois avec force et pudeur, et un art consommé de la suggestion.
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