[Lecture induite par la note de Kabuto, que je remercie vivement]
En 1961, les quelque 300 habitants de l'île Tristan da Cunha, dite La Désolation pour ses conditions météorologiques extrêmes, ses maigres ressources hormis les langoustes et son isolement géographique inégalé, l'abandonnèrent à cause d'une éruption volcanique et rejoignirent la métropole britannique, où ils furent accueillis avec une ferveur médiatique et une générosité inhabituelles. Logés, assurés d'un emploi, d'instruction pour les enfants, de prise en charge sanitaire, paraissant s'intégrer à un mode de vie qui semblait constituer la modernisation du leur d'un siècle et demi, ils décidèrent pourtant presque unanimement de regagner leur île deux ans plus tard, une fois le danger passé, malgré le désarroi des Britanniques qui eurent tôt fait de lire dans cette décision à la fois de l'ingratitude et une critique portée à leur modèle social. La question qui inspire le livre, dans ces années de boom économique, et qui reste d'actualité est : pourquoi ? En France, lors de sa rédaction, Mai 68 vient de s'écouler, et pourtant le fait divers ne semble pas avoir été aperçu.
Hervé Bazin choisit de le traiter d'une manière originale : il écrit indiscutablement un roman, non un reportage ; ses chapitres le scandent de manière strictement chronologique : « Tristan l'ancien », « L'exil », « L'essai », « Le choix », « Le retour », « L'épreuve », « La reprise », « Tristan le nouveau » ; cependant la documentation est typiquement journalistique, riche en détails événementiels, pauvre en rebondissements et construction romanesque, surabondante en personnages nommé mais non analysés, qui sont même difficilement reconnaissables car les décrire eût été faire œuvre de fiction. La trame est secondaire vis-à-vis de ladite question omniprésente, qui se décline dans l'attachement pour la vie ancienne, l'inadaptation à la vie anglaise, les difficultés du retour et l'évolution de la vie nouvelle influencée par l'expérience migratoire et le remplacement générationnel.
Dans un certain nombre de critiques que j'ai lues, on a noté que les Tristans ne se seraient pas habitués à la modernité. Influencé sans doute par mes lectures récentes, je suis totalement en désaccord. Il me semble au contraire que la modernité ne pose pas problème, et que la réponse à la question posée est bien plus subtile, et totalement « gorzienne » : les Tristans sont aliénés par leur vie en Angleterre, à la fois à cause de la « charité » reçue et surtout du travail servile auquel il sont assujettis, un travail « hétéronome » et disqualifié, absolument l'opposé de leurs activités « autonomes », fortement qualifiées pour la survie dans un environnement aussi hostile que le leur ancestral, et nécessitant une solidarité que ne peuvent garantir que l'égalité et la frugalité les plus poussées. Inversement, l'inégalité sociale, le gaspillage, la concurrence, bref tous les éléments constitutifs du capitalisme qu'ils découvrent en Angleterre, en même temps que l'absence de bonheur et un certain nombre de maladies, et non la modernité, les en dégoûtent et rebutent. Cette explication justifie aussi que les défections, c'est-à-dire les Tristans qui resteront en Angleterre, se comptent parmi les jeunes femmes, au nombre de quatre, qui trouvent des époux locaux, étant celles dont le destin – le mariage et l'enfantement – est le moins susceptible d'être « aliénant », alors qu'aucun jeune homme insulaire ne parvient à se faire accompagner d'une fiancée britannique. Il n'est donc pas question d'inadaptation à la modernité, de refus du changement, ni de la technique, comme le démontrent les derniers chapitres et tel que le souligne le dialogue – de sourds – avec le journaliste anglais, Hugh Folkes, qui a suivi la communauté dès son arrivée en Angleterre et jusqu'à sa réinstallation à Tristan, mais dont la compréhension semble toujours être « décalée » donc défectueuse.
J'ai eu un peu de mal à « entrer » dans le style du livre, seule marque littéraire qui, peut-être justement pour être la seule, m'a semblé parfois exagérément et inutilement travaillée, tantôt allusive tantôt opulente dans les descriptions des lieux, peut-être simplement démodée. Puis j'ai été captivé de façon croissante au fil des pages, ce qui peut signifier éventuellement la simple habitude à la prose.
Cit. :
« Certes, on les verra toujours calmes, discrets, polis, la bouche pleine de mercis, l’œil seul disant hélas et le voilant de la paupière pour ne fâcher personne. Ils ont d'instinct compris que rien n'est plus scandaleux que de se sentir jugé par qui doit rendre grâces. Ils n'avoueront jamais le sentiment qui les habite : "Vous dessus, moi dessous, n'est-ce pas ? Et dans un sens, c'est vrai. Mais si je vous dis que pour moi davantage n'est pas mieux, que je ne veux pas vivre comme vous, le nez bas, le boyau long, la main croche... figurez-vous, monsieur, qu'à mon idée les choses se renversent." Ne flattant pas, mentant mal, ne fracassant jamais, ils se taisent. Mais dès qu'ils sont entre eux ou entourés d'amis, ils se gênent moins. À défaut d'être féroces, ils peuvent devenir caustiques et, dans l'insolence de la seule naïveté, pénétrants... » (p. 120)
« Au sociologue affamé de réponses, notant, cochant, mettant des croix, des chiffres dans ses cases et qui, changeant de tactique, lui demandait soudain : "Avez-vous des questions à poser, et dans ce cas lesquelles ?" Simon a jeté :
Oui, j'en ai deux. Les Anglais, de quoi sont-ils contents ? Et s'ils ne le sont de rien, nous qui l'étions, comment le redevenir ? » (p. 126)
« - Comment vous dire ? Si vous n'étiez plus ni journaliste, ni anglais, ni rien de ce que vous êtes, seriez-vous à l'aise ? Je ne suis plus ce que je suis, voilà. Je veux retrouver la vie pour laquelle je suis né. Une vie où ce que je sais fait de moi un homme qui compte, au lieu d'un sous-fifre chez vous.
- Redevenir le même, en somme.
- Le même, dit Simon, s'immobilisant soudain... Oui et non. Une rivière ne change pas de lit, mais elle change d'eau. » (p. 152)
« - [… Hugh Folkes dit :] Qu'est-ce que le nécessaire, sinon le superflu d'hier ?
- Ça non ! dit Joss. Quand l'ampoule succède à la lampe à huile, le tracteur au bœuf, il s'agit d'un nouveau nécessaire, qui surclasse l'ancien, hors d'époque. Mais le vison, le diamant, le caviar seront toujours superflus.
- Et puis il y a le superflu provisoire, dit Simon. Je veux dire : ce nécessaire qui ne peut pas être accordé à tous et dont nul ne saurait jouir seul, sans privilège, donc sans injustice. » (p. 237-238)
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