[Lecture encouragée par l'excellente critique de l'ami Franz, que je salue et remercie]
Dans cet essai court, très factuel, extrêmement lisible, et rédigé sur le vif de l'actualité du début des manifestations des « gilets jaunes », le couple de sociologues de la haute bourgeoisie française montre qu'Emmanuel Macron est le Président des ultra-riches : « des » devant s'entendre ici non seulement comme « représentant des... », « élu par le concours des... » ou « défendant uniquement les l'intérêt des... » mais comme « incarnant organiquement la classe des ultra-riches ».
En effet, grâce à trois décennies d'études sociologiques sur cette classe qui, rappelons-le, exerce une violence symbolique aussi inégalée que l'est l'étendue de ses pouvoirs, dans le but de la conquête de privilèges toujours nouveaux et sans cesse accrus au détriment de la majorité de la population, les Pinçon ont pu décliner un grand nombre d'aspects qui, par-delà la personnalité de l'homme, indiquent qu'il est, de cette classe sociale, l'émanation, voire l'instrument et la créature.
Parmi ces aspects, l'on a noté successivement :
- son langage, caractérisé par le mépris des autres (ch 1 : « Le méprisant de la République »),
- ses actions législatives concrètes en faveur des plus nantis, qui dépassent largement la suppression bien connue de l'ISF (ch. 2 : « Un "pognon de dingue" pour les riches »),
- les circonstances de son élection (ch. 3 : « Un président fort mal élu »),
- l'historique de son évolution personnelle, formation et carrière (ch. 4 : Un candidat hors système ? »),
- sa « base socio-spatiale » par alliance (ch. 5 : Le Touquet : bienvenue à Macron-Plage),
- sa connivence avec les patrons des médias, incomparablement supérieure à celle de ses prédécesseurs (ch. 6 : « Une créature médiatique »),
- son nouvel entourage politique : une Assemblée moins représentative que jamais, un gouvernement de millionnaires (ch. 7 : « La caste au pouvoir : le personnel politique de l'oligarchie »),
- sa réalisation de la symbolique monarchique (ch. 8 : « Sous les ors de la République, les appartements du roi »),
- son action politique à l'encontre des défavorisés, dont la ponction des retraités n'est que l'exemple le plus connu (ch. 9 : « Prendre aux pauvres pour donner aux riches »),
- son incitation à la fraude fiscale par le maintien et le renforcement d'une exception remarquable au fameux principe de la séparation des pouvoirs (ch. 10 : « Et pendant ce temps-là, les fraudeurs fiscaux peuvent dormir tranquilles »),
- ses méfaits écologiques (ch. 11 : « Sous les belles paroles du "champion de la Terre", une imposture écologique »).
Le matérialisme historique marxien prend depuis la révolution néolibérale une tournure beaucoup moins théorique, plus concrète, paradoxalement plus identifiable à des personnes que jamais. Si son avant-dernier avatar, me semble-t-il, a été le surgissement des fascismes (y compris le soviétisme), à savoir l'invention de systèmes par lesquels une bureaucratie hypertrophiée de parti unique, nationaliste et militariste a « géré », c-à-d. dévié ou canalisé la lutte des classes – une lutte à somme nulle – le néolibéralisme a ceci de véritablement révolutionnaire : d'avoir compris que, une fois le communisme liquidé, l'antagoniste de classe de la finance mondialisée, c'est l'État lui-même, non une forme de gouvernement ni des politiques spécifiques. Pour peu que celui-ci soit démocratique, l'ennemi est la démocratie même, sans état d'âme. Ainsi, pour la première fois en France, mais non dans d'autres pays qui, depuis bientôt trente ans, donnent des exemples délétères, un jeune homme a été très tôt choisi et préparé à accéder à la magistrature suprême de la République en faisant l'impasse non seulement d'une carrière politique et d'une structure de parti, mais de toute expérience préalable de mandat électif. La cooptation dans des postes-clés par des instances non élues donc fort opaques, la puissance d'un très rapide et efficace montage financier et médiatique, associé à une loi électorale plutôt atypique dans le monde mais commune dans son incitation à l'abstentionnisme, ont rendu caduque le modèle du suffrage et de la fidélisation de la « base », et sont en passe de faire de même de bien d'autres traditions étatiques et démocratiques. Dès lors, l'on s'autorise à penser à une lutte frontale contre la gouvernance étatique tout entière, en particulier par la suppression inédite d'une portion congrue de la fonction publique, qui a pour mission, avant même l'éventuel maintien de l'état-providence, de mettre en œuvre toute politique publique, même réactionnaire, même irréversible, même suicidaire. Avec un État ainsi réduit à l'impuissance, privé déjà de sa politique monétaire, de beaucoup de ses actifs (par les privatisations), de sa prérogative de médiateur et de régulateur entre les classes sociales en conflit, de sa capacité de planification et d'investissement public (la dette publique étant déjà privatisée), il est évident que la puissance de l'argent aura évacué tout autre forme de rival organisé. Reste la rue, qui, historiquement, ne brilla jamais guère pour son organisation... Emblématiquement, dans ce livre qui assiste à leur baptême, les auteurs n'annotent des manifestations des « gilets jaunes » qu'une collection de slogans, plus ou moins heureux : je doute qu'après 19 semaines d'action l'on puisse en retirer bien davantage – sauf du côté opposé naturellement, du côté répressif qui s'est considérablement organisé et aguerri.
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