Voici un roman un peu bizarre, au titre aussi énigmatique que son héroïne, une jeune Sarde étrange, une
«vrai femme, avec ces beaux seins fermes, cette masse de cheveux noirs et ses yeux immenses». La jeune femme détonne au sein de sa famille et de sa communauté, en Sardaigne et en pleine Seconde Guerre mondiale. Pensez donc : célibataire à 30 ans, elle est déjà vieille fille ! Elle est pourtant entourée de jeunes hommes qui pourraient demander sa main, mais elle tarde à trouver un mari car elle a un caractère de cochon et une sorte de folie dans le regard. De plus elle écrit des poèmes érotiques à ses prétendants tout en ne rêvant que de l'amour fou et absolu !
Et puis on comprend, petit à petit, au détour d'un mot, d'une phrase allusive, que la jeune femme est un peu plus que simplement fantasque et rêveuse. Elle semble en décalage permanent, comme à contretemps, toujours à côté de sa propre vie. En fait, peu à peu, l'héroïne se révèle bel et bien "dérangée", comme on dit. Mais quel panache dans la folie ! Le terme d'ailleurs n'est jamais utilisé : il serait réducteur. Car elle n'est pas aliénée : c'est une passionnée, violente, excessive, fragile et sensible, parfois indifférente au monde, souvent mutique et distraite, toujours d'une liberté totale à l'égard de ce qui se fait ou pas:
«Bonjour, princesse.»
Et ma grand-mère riait, émue et heureuse :
«Princesse de quoi ?» […]
«Une princesse. Vous vous comportez comme une princesse. Vous ne vous souciez pas du monde autour de vous, c'est le monde qui doit se soucier de vous. Votre seule tâche est d'exister. C’est bien ça ?»
Et cette originalité, cette liberté, loin de faire d'elle une marginale, la rend attachante, bouleversante même. Pleine de sensualité, celle qui voit dans l'amour
«la chose la plus importante» finit par le trouver, et c'est cette histoire qu'elle écrit dans un petit cahier noir à tranche rouge qui sera retrouvé par sa petite-fille, la narratrice de cette saga familiale.
En arrière-plan, les personnages secondaires sont peints par petites touches d'une grande finesse : le mari, épousé par raison pendant la Seconde Guerre, sensuel taciturne à jamais mal connu ; le Rescapé, brève rencontre sur le Continent, à l'empreinte indélébile ; le fils, inespéré, futur pianiste virtuose ; enfin la petite-fille, confidente post-mortem de son énigmatique grand-mère...
Avec une liberté de ton et une écriture délicieusement irrévérencieuse, Milena Agus dresse un portrait de femme sensible et libre, sans cesse tiraillée entre la raideur d'une société conventionnelle et la légèreté avec laquelle elle réenchante sa propre vie. Que j'aime les personnages comme elle, entiers et décalés, "en marge" et sans concessions ! Jusqu'à la dernière page, Milena Agus entretient le mystère de cette femme à travers un récit à deux voix (celle de l'héroïne et celle de sa petite-fille), jusqu'à l'ultime page qui transfigure la chronique familiale en magistrale métaphore de l'emprise si particulière que l'imaginaire a sur le réel.
«Dans chaque famille, il y a toujours quelqu'un qui paie son tribut pour que l'équilibre entre ordre et désordre soit respecté et que le monde ne s'arrête pas».
le cri du lézard