[Le village métamorphosé : révolution dans la France profonde | Pascal Dibie]
L’ethnologue Pascal Dibie (né en 1949) met en exergue de son récit un extrait de 1984 du grand George Orwell qui donne le ton : « On pouvait ruser… mais tôt ou tard, c’était forcé, ils vous avaient. » Le Village métamorphosé (2006) fait écho au Village retrouvé (1979). Il est écrit dans un intervalle de vingt-sept ans à propos du village de Chichery situé entre Migennes et Auxerre, en Bourgogne du nord. En dépit d’une couverture laide estampillée Terre humaine, l’étude ethnologique est du plus grand intérêt, vivante, foisonnante, attachée à rendre compte du quotidien du village pour mieux toucher à l’universel. Sont convoqués Bachelard, Mauss, Leroi-Gourhan, Condominas, Jean Monod, Moscovici, Haudricourt… ainsi que le maire de Chichery, Armand le copain bricoleur, Jérôme l’ami d’enfance… à travers des portraits touchants faisant appel au vécu de l’auteur. Des photographies, des croquis, des extraits des carnets de terrain ou du journal de bord, des notes en bas de page structurent et dynamisent le récit écrit d’une plume alerte, précise, fluide. La prolifération des objets, la « patrimonialisation » à outrance, l’omniprésence de la voiture, l’expansion de la rurbanité, la perte des repères : « le paysage disparaît à partir du moment où on ne sait plus le nommer », la pollution tous azimuts dessinent une configuration postmoderne de la vie d’un village ordinaire. L’auteur ne cache pas son souci d’être au plus près de la vie de tous les jours comme en témoigne son journal : « En écrivant le chapitre sur les ordures, le bricolage, les objets, les décors, je découvre qu’il n’y a que la chair, la vérité qui peut donner du relief. Sinon c’est de la plate sociologie, du psittacisme intelligent ». On se trouve au plus près de la vie de l’auteur au sein de son village. Dans la mise à nu qui découle de l’étude sociologique, le lecteur superpose son regard à celui de Pascal Dibie avec le sentiment de passer au scalpel la vie d’amis offerte par eux sans arrière-pensée. On se prendrait à s’excuser pour l’intrusion opérée dans le quotidien des habitants de Chichery mais l’intelligence de l’ethnologue fait du lecteur l’hôte de ses amis. La qualité du regard de Pascal Dibie restitue toute la densité du vide qui meuble les existences. La perte des repères n’en est que plus vertigineuse. La mélancolie suinte parfois entre les phrases chargées de cercler un passé qui s’esquive. Le vide-grenier à la ferme est l’occasion de ressusciter un autrefois encore tout juste compréhensible : « …j’éprouve le sentiment fort en cette ferme où, enfant, je venais chercher du lait, d’engranger tout le charme d’un vrai grenier, de toucher le grené d’une vie juste évanouie ». La religion catholique, aujourd’hui en déshérence, ciment des sociétés de naguère, occupe tout un chapitre. Le célibat des prêtres est abordé avec justesse à travers la parole des intéressés : « …une dimension de la solitude est liée à la personnalisation de notre existence… ». Le dernier tiers du livre est centré sur l’élevage bovin. L’étable s’appelle une stabulation, les vaches des UGB, Unité Gros Bétail. Le lecteur stupéfait regarde passer le train du progrès et rumine de sombres pensées à voir la marche forcée d’une société technicienne toujours plus polluée et policée. L’éleveur sait maintenant faire des transferts d’embryons d’une vache du cheptel sélectionnée pour ses qualités génétiques aux autres vaches receveuses à l’aide de sondes et de seringues. « Il sait tout des temps de traitement hormonal, de la stimulation ovarienne pour déclencher une super ovulation… ; il synchronise le cycle œstridé des receveuses sur la superpondeuse, calculant pour que l’utérus de ces dernières se trouve à un stade équivalent à l’âge de l’embryon qui devra être transplanté. » Les UGB n’ont plus la force musculaire et les articulations suffisantes pour supporter leurs poids. Elles passent leur temps le plus souvent allongées. Quand à l’agriculture, le système GPS va apporter une précision jusqu’à lors impensable, de jour comme de nuit. Les pulvérisations sur les champs seront calculées au centilitre. Les informations satellites donneront « taux de fertilisation, rendement, analyse du sol, précipitations, apparition de maladies, d’insectes, même les coûts. Y a tout, et on y est, suffit plus que de se brancher ! » Les moissons se feront depuis un bureau, en téléguidage. Comme les curés, les paysans disparaissent des campagnes car la technologie, omniprésente, accapare les techniques agricoles. Certains projets à peine futuristes envisagent de « construire dans les villes de véritables fermes-usines alimentaires de proximité », bâtiment d’un kilomètre de long, de six étages, contenant 250 000 poules pondeuses, un million de poulets de chair, 300 000 porcs, quelques dizaines de milliers de saumons élevés au sous-sol en piscine, des caves à champignons et à endives, des serres sous les toits pour les laitues, tomates, poivrons, des unités d’abattage, de conditionnement, de conservation… L’hyper rationalisation a quelque chose qui fait froid dans le dos, peut-être est-ce dû à une déshumanisation galopante et à une extrême fragilité d’un système complexe et vital ? Pascal Dibie imagine, dans les dernières pages de son étude, une vie de quartier en 2084. Le lecteur fait alors le parallèle avec 1984 de George Orwell cité en début de livre. Enfin, en postface, l’auteur, inquiet, plaide pour que l’ethnologie perdure dans son enseignement et ses pratiques. Il cite avec justesse le poète Yves Bonnefoy pour évoquer « la qualité de présence » et propose d’ajouter à la pensée conceptuelle une pensée poétique. En faisant de l’ethnologie « sensible », Pascal Dibie touche à la vérité de l’être et finit d’éblouir le lecteur reconnaissant.
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