Les animaux sauvages produisent la «
viande de brousse », complément alimentaire indispensable aux Africains. Sur la côte occidentale africaine peuplée de longue date, toutes les espèces animales sont touchées par la chasse, le braconnage, la disparition de leurs milieux. La grande faune est à l’agonie. Les silences africains explosent aux tympans de l’auteur même lorsqu’il est en visite dans les rares parcs nationaux du Sénégal, de la Gambie et de la Côte-d’Ivoire. Peter Matthiessen raconte son odyssée et son immersion sur le continent noir. Les portraits sont pris sur le vif tel celui du guide et chauffard Baba Sow ou encore celui de Touré Basamanno. Les scènes défilent, les anecdotes s’empilent et la vie africaine prend forme, convaincante. Le périple se poursuit au Zaïre, grand comme quatre-vingt fois la Belgique. La description de Kinshasa est dantesque avec ses quatre millions d’habitants, en 1978, entassés dans des bidonvilles sans aucune hygiène : «
Les ordures et les eaux sales sont devenues un élément du paysage. A l’aéroport de N’dola, dont les hangars déglingués et les bâtiments abandonnés sont pris d’assaut par les réfugiés, les pistes sont couvertes d’excréments humains. Les Zaïrois sont fiers de leur seule ville, qu’ils appellent affectueusement « Kin ». Les Belges lui ont donné le nom de «
Poubelleville ». Dans ce contexte, la découverte des gorilles au Rwanda apparaît miraculeuse : «
un bébé gorille… tendit les bras, je le serrai contre moi comme un enfant, en mettant ma main sous ses petites fesses. » L’exploration du bassin du Congo à la recherche de l’éléphant de forêt pourrait apparaître comme une bouffée salutaire pour Peter Matthiessen mais il s’agit d’estimer les chances de survie de l’espèce en fonction du braconnage. On retrouve annuellement sur le marché international sept cent cinquante tonnes d’ivoire. L’espèce accuse probablement un déclin accéléré : «
Etant difficile d’accès et faiblement peuplé, le bassin du Congo reste encore largement intact mais il n’y a aucune raison d’espérer qu’il le restera ». L’auteur remarque tout lors de son passage et il rédige sans aucun parti pris ses impressions de voyage. Il devrait se trouver au cœur de la vie animale mais déjà le pouls de la nature vierge bat de plus en plus faiblement. En vingt-cinq ans, il constate : «
En février 1961, cette mare était pleine d’hippopotames ; aujourd’hui, on n’en voit plus un seul. Les douze mille éléphants que comptait le parc [Kabalega en Ouganda] ont été réduits aujourd’hui à trois cents… » «
…victimes des tirs d’armes automatiques des armées en maraude » quand ce n’est pas l’«
empereur » Jean Bedel Bokassa qui commandite en République centrafricaine le massacre de «
trente mille éléphants par hélicoptères de combat » afin de fournir son entreprise familiale, La Couronne, qui détenait le quasi monopole des exportations d’ivoire. Les défenses d’ivoire sont maintenant prélevées sur des jeunes éléphants immatures, les grands mâles ayant été exterminés. En 1887, l’explorateur Stanley notait dans son journal : «
Chaque défense, chaque débris, la moindre parcelle d’ivoire possédée par un trafiquant arabe est teintée de sang humain : un demi kilogramme a coûté la vie à un homme, à une femme ou à un enfant ; pour moins de trois kilogrammes, on a brûlé une case ; pour deux défenses, un hameau entier a été détruit… » Le sort du rhinocéros blanc est aussi dramatique : «
En quelques années, les Simbas massacrèrent quatre-vingt-dix pour cent des rhinocéros blancs dans le seul but de vendre leurs cornes pour s’acheter de nouvelles armes ». Au début des années 1980, il en subsistait moins de vingt. Le lecteur n’échappera pas au tournis et à l’inévitable mélancolie en face d’une maladie proliférante qui consiste à détruire de manière irrémédiable et systématique toutes les richesses humaines et animales d’un continent unique. Ce terrible constat s’applique à la terre entière mais Peter Matthiessen se garde bien de proférer des sentences et des phrases définitives. L’exploration de la forêt primaire en compagnie de l’écologue David Western et des pygmées Mbutis arrive en fin de parcours, après de multiples vicissitudes comme si un temps de décantation était nécessaire avant d’entrevoir la beauté du monde : «
De plus en plus gêné de faire intrusion dans cet univers, on avance avec précaution et on se laisse envahir par le sentiment d’une immense harmonie. La poussière du monde tournoie comme dans une cathédrale dans les longs rais de lumière tombant du ciel. » Le journal d’exploration de Peter Matthiessen n’est pas aussi intime et touchant que «
Le léopard des neiges » mais il relate avec vie et humanité tous les silences africains du monde.
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