« [Les grands auteurs littéraires] m'ont appris, ce que je savais déjà, qu'un personnage ne peut nous toucher, et toucher les autres, que lorsque nous avons trouvé en lui cette "essence de verre" dont parle Shakespeare et que nous appelons "vulnérabilité". Alors notre fragilité, loin d'être une simple et irrémédiable faiblesse, devient, parce qu'elle nous est commune, le moteur de toute expression, de toute émotion et, souvent, de toute beauté.
Par-ci, par-là, pour rompre la lecture, j'ai raconté quelques petits moments de ma vie où cette fragilité a pris une saveur particulière. Ces courts moments, auxquels chacun peut ajouter les siens, ne sont que les croquis préparatoires à l'immense fresque que nous avons tous rêvé d'écrire, ou de peindre, et que nous devons nous contenter de vivre. » (excipit de la préface, p. 8)
Que laisse présager une telle ouverture, renforcée par une quatrième de couverture au contenu analogue, dans un contexte où les études psychologiques sur la vulnérabilité sont légions (voire sans doutes les bouquins de développement personnel dont je n'aperçois que les titres) ? Un essai (en substance, un essai d'esthétique) sur ce qui nous émeut dans l’œuvre littéraire en particulier, et dans l’œuvre d'art en général, sous forme de possibilité d'identification avec notre propre fragilité. (Le côté de récit autobiographique aurait pu aussi mettre en résonance des moments de fragilité de l'auteur – ou de sa prise de conscience de celle-ci – avec le sentiment éprouvé devant une œuvre de l'esprit correspondante). Or j'ai attendu un tel exposé jusqu'à la dernière page, jusqu'au court chap. conclusif intitulé « Aimer notre fragilité », qui n'est lui-même que prescriptif au lieu d'être descriptif : tout à l'impératif, première personne du pluriel. Eh bien : nada !
Tout l'essai se situe en amont de ce qu'il promet d'être. Il se penche, de façon d'ailleurs parfois un peu répétitive (le religieux) et souvent très faiblement construite, sur différents aspects de l'expérience humaine qui révèlent la fameuse fragilité : la mort évidemment, le corps, le pouvoir, la religion, la mémoire, l'écosystème, les utopies politiques – dont notamment le concept de nation –, le savoir et les différentes formes d'ignorance, le terrorisme, la transcendance... En soi, pointer du doigt la fragilité humaine dans ces domaines divers n'est pas inintéressant, c'est même parfois inattendu. Mais hormis Shakespeare et un peu Dostoïevski, je m'attendais, surtout d'une personnalité aussi éclectique que Carrière, à une foison de références littéraires, cinématographiques, théâtrales, s'il est probable, comme je le suppose, que la fragilité de la condition humaine est un thème de réflexion aussi vieux que l'humanité et probablement quasi universel. Au lieu de ce travail qui, effectivement, eût pu être immense, j'ai trouvé parfois des simplifications désolantes, en particulier devant l'expérience religieuse – pourtant je partage presque mot pour mot l'irreligiosité de l'auteur – et le sentiment du martyre par ex. chez les kamikazes et autres islamistes. Çà et là aussi, j'ai lu des positions très simplistes sur le savoir et l'ignorance, sur le temps contemporain. Néanmoins, dans mon choix des cit., j'ai essayé d'être impartial et de retenir les idées qui m'ont paru originales, dont je souhaite garder le souvenir, au lieu des exemples de mes déceptions. Et leur transcription révèle donc, en seconde lecture, la présence de réflexions et de récits autobiographiques intéressants.
Cit. :
1. « Le pouvoir, et surtout le pouvoir absolu, est une illusion non seulement à cause de son origine nuageuse mais aussi parce que celui qui le proclame est souvent le premier à ne pas s'y soumettre. Innombrables sont les exemples de potentats qui ont eu pour premier soin de violer les prohibitions qu'ils devaient faire respecter. Histoire ancienne : le sens du pouvoir s'oublie vite. Et pour cause : c'est une fumée, c'est un modèle qui se déforme, une autorité qui se marchande, une parole qui se dissipe, établie la plupart du temps sur le mensonge et qui, avant de perdre toute espèce de sens, commence par révéler notre faiblesse. Et le premier indice qui nous la révèle est que précisément nous ne pouvons pas accepter, d'un cœur simple, nos propres ordres. » (p. 27)
2. « Elle [la raison] l'avoue. Elle ne sait plus comment dire, elle ne voit plus, n'entend plus. À la pointe même de son ascension, au moment d'expliquer le monde, elle se trouve devant ce qu'elle appelle gravement un "mystère". Elle doit admettre son impuissance et l'esprit lui en tombe. […] Alors elle s'énerve, elle vide ses tiroirs, elle crie comme une folle aux quatre vents, lançant des mots qui ne nous disent rien.
Elle a besoin de neuroleptiques, qu'elle se prescrit elle-même. Depuis plusieurs dizaines d'années, déjà. Un besoin de plus en plus vif. Nous pouvons ainsi mesurer notre fragilité aux secours croissants qu'elle exige. La difficulté d'être crée beaucoup d'emplois. […]
Il y a quelques années, visitant une usine de médicaments à Bâle, l'homme qui me conduisait me montra un grand bac où s'entassaient les comprimés d'un calmant mondialement célèbre et me dit avec une vraie fierté : "Il y a là de quoi assurer la santé mentale de la Grande-Bretagne pendant deux mois." Nous en sommes là, rassérénés par l'artifice. Une montagne de calmants a pris en charge notre sourire. » (p. 50)
3. « Dans un domaine, pourtant, cette fragilité paraît absente : dans le désir sexuel et dans l'acte qui le satisfait. Peut-être, dans cette attirance précieuse, dans cette union quasi divine quand les deux partenaires y trouvent leur plaisir (plaisir simple, qui se passe généralement d'accessoires, qui n'a besoin que de deux corps nus pour nous envahir), peut-être laissons-nous de côté pour un moment la matière friable et menacée qui nous compose.
Peut-être même, pour une fois, en jouissons-nous.
Et pas seulement parce que nous pouvons ainsi transmettre la vie, c'est-à-dire donner naissance à d'autres individus qui seront tout aussi fragiles et exposés que nous, mais d'abord, et surtout, parce que ce plaisir partagé nous élève un moment au-dessus de nos inquiétudes, nous fait pénétrer dans un territoire où les guets-apens sont abolis, où notre peur s'efface, où une force soudainement découverte, celle de la jouissance, nous fournit sur un coussin de soie les clés véritables de l'être. » (pp. 79-80)
4. « Comme me l'avaient expliqué les gens de la Funai, ces Indiens de la préhistoire avaient les pleins pouvoirs sur moi. M'auraient-ils tué, on ne pouvait ni les condamner ni les punir. Et apparemment ils le savaient. Pourtant de toute ma vie, je pense, jamais je ne me suis senti aussi calme, aussi rassuré. Totalement coupé du reste du monde, sans radio, sans visiteur, je respirais différemment, j'oubliais toutes les menaces, même celles des serpents, la nuit.
Parmi les membres de ce groupe humain (ils étaient environ soixante-dix), je n'ai pas noté la moindre trace de cette fragilité dont je parle, qui est présente dans tous nos gestes. Ils semblaient en accord avec les choses autour d'eux. Ils n'attendaient rien d'un dieu ou d'un chef. Leur vie était organisée, depuis longtemps sans doute, par eux-mêmes, et ils connaissaient sans doute déjà les histoires contées le soir, des histoires qu'il ne fallait pas oublier. Ils passaient le plus clair de leur temps à dormir, à jouer, à se baigner et à parler. Trois ou quatre heures d'activité quotidienne leur suffisaient largement pour survivre.
Jamais, même dans les rituels les plus complexes que nous élaborons pour nous protéger de la peur, je n'ai rencontré un pareil sentiment de durée, de temps accepté, de normalité, de solidarité de l'être. […]
Quelques années plus tard, la moitié d'entre eux ont été exterminés par des chercheurs d'or. » (pp. 87-88)
5. « Nous disons que nous croyons en ceci ou en cela parce que nos ancêtres y ont cru, ce qui nous permet de savoir en partie qui nous sommes, d'où nous venons. Nous tirons même de l'orgueil de cette absurdité reçue en héritage, de notre refus de changer d'avis, de notre entêtement dans l'ignorance. Imaginons qu'à la place de Krishna ou de Jésus nous mettons sur la cheminée une image du Chat botté, à qui nous adressons chaque jour nos prières. L'attitude est la même. En tirerons-nous la même fierté identitaire ?
Cependant, en même temps que nous nous fustigeons, dans nos territoires les plus intimes et les plus obscurs nous nous comptons au nombre des élus, nous jouissons du privilège d'encenser la statue du vrai dieu – contrairement aux imbéciles qui se sont trompés de créateur –, du même coup nous nous sentons pénétrés par les bribes de toute-puissance qui viennent de la statue vers nous. Nous en arrivons à nous glorifier de cette faiblesse qui est la nôtre, de cette fragilité essentielle qui nous conduit, et elle seule, à la vie éternelle, à la gloire infinie. Serions-nous solides et constants, nous nous priverions de cette lumière secrète ? Qu'est-ce que le sentiment d'"adoration" sinon la joie que prend la porcelaine à l'idée d'être née de l'acier ? » (p. 117)
6. « Si nous étions solides et sûrs de nous, là encore, des êtres d'airain, de granit, nous n'aurions pas besoin de Constitutions, de représentants, de syndicats. Nous n'aurions même pas besoin de déclarer les droits de l'homme, puisque nous ne serions pas des hommes.
Confusément, nous sentons l'extrême importance de ces lois invisibles que nous avons écrites et que nous transmettons. Nous savons que nos démocraties sont minées, assaillies sans relâche, par l'ambition des uns, la corruption des autres, nous savons aussi qu'elles recouvrent des différences de revenus abyssales et peu justifiées, au nom de la liberté que nous avons de devenir riches et mêmes très riches. Nous savons tout cela : les lois de la République, si souvent invoquées, ne nous ont pas changés. Ce papier n'a pas endurci notre verre.
Mais nous n'avons qu'elles. Le lent travail des législateurs, de génération en génération, s'adaptant aux courants successifs de nos vies, de nos mœurs, m'apparaît souvent comme une cathédrale à l'écart, peu flamboyante, ignorée des touristes. […] Combien de temps ce chef-d’œuvre législatif, notre filet de sauvegarde, restera-t-il tendu, sous les coups des misères sociales, de tant de pressions et de dépressions ? » (p. 185)
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