Ce premier roman est composé du texte de la longue lettre en prose poétique qu'une jeune toxicomane adresse à sa fille nouveau-née dont la garde vient de lui être retirée. Articulé en seize mouvements plus un post-scriptum, chacune de ses phrases constitue un paragraphe qui se présente graphiquement tantôt scandé comme par des vers, tantôt en continu.
Contrairement à ce qu'avance la quatrième de couverture, la poésie n'est aucunement lumineuse ni ne parvient à conjurer la noirceur de son sujet. À l'inverse, dans le ton vrai d'un désespoir plombant, étouffant, irrémédiable, le texte restitue avec un réalisme extrême les sentiments de déchirement face à la séparation et d'urgence à communiquer un message, seul lien hypothétique avec la future adulte qui s'interrogera sur l'identité de sa génitrice. Dans ce texte hachée qui possède la puissance d'un cri de détresse mortifère, incarnant un lien de filiation à la vie à la mort, on suit le passage entre plusieurs étapes émotionnelles, qui se chevauchent avec quelques allers-retours. Il y a une adresse haineuse à « ils », les nantis, les assistantes sociales qui lui ont arraché son enfant et l'élèveront dans le mépris d'elle, les gens normaux qui sont capables de vivre et d'aimer, les personnes qui n'appartiennent pas à la marginalité, ni colonisés ni dominés ; il y a ensuite une introspection sur soi et son passé, adresse honteuse et humiliée à son identité de victime d'inceste, d'addict au crack par choix et par nécessité ; il y a enfin l'adresse implorante au « tu », « Ma douce », entre le souvenir de l'espoir d'une catharsis par l'amour maternel naissant, par la stupéfaction de l'apparition d'une nouvelle vie séparée de la sienne et le constat de la défaite devant son incapacité d'aimer. Il y a l'anticipation de la future recherche de ses racines par sa fille, une lucide exploration de son addiction, une féroce description de la « colline » mais surtout de la maladie d'exister dont elle est atteinte. Lecture-blessure à l'arme blanche, elle provoque un malaise dont on ne se remet pas facilement.
Cit. :
1. « S'il y avait un destin, je le blâmerais, lui. Je lui mettrais mes heures sales entre les omoplates, chaque trou noir, la dignité humaine traînant ses longs bras urinaires et ce corps que j'ai balancé à la mer et aux rats chiant sur les fonds de cale. Je trouverais la première courbe-ivresse de la chute. S'il y avait un destin...
[…]
Je n'ai pas été mon bourreau, ma douce. J'ai souffert de ma cruauté mais je ne suis pas innocente. La colline, dans un coin
secret, je la désirais.
Il en va de même pour tous ceux qui n'ont pas peur de mourir.
Comme chaque seconde
nous approche du vide,
nous n'hésitons
jamais
à accélérer
le pas. » (p. 82)
2. « Quand tu es sortie de mon ventre,
j'ai su
que la mère que j'étais,
la mère que je suis,
ne parviendrait pas à tuer
la femme que j'ai été.
Parce que cette femme,
je ne voulais pas la voir mourir.
Parce qu'on la disait addict au crack,
peut-être,
mais qu'en un sens,
elle était libre.
Libre de choisir la façon dont elle se faisait mourir. » (p. 89)
3. « Et aujourd'hui, ils admettraient que le bon sauvage fait un homme décent...
Mais que font-ils à ceux qui refusent de se tenir sages ? Dans les allées éclaircies, matraques en main, la haine aux dents ? Ce sont les mêmes qui nous coupaient
les mains, il y a un siècle.
Et ils attendent, montre en main, l'arme braquée à la hanche,
un seul pas
de côté,
un excès de vitesse,
un vol à l'arraché,
un regard porté trop haut,
et ils nous plaquent
contre
terre,
genoux sur la poitrine,
le front suant,
et ils attendent
que l'on crève,
ma douce.
Ils nous tuent, lentement,
patiemment,
un à un,
à toutes les frontières,
dès que l'on passe
le point de douane,
dans toutes les villes,
tous les quartiers
où ils estiment
que nous sommes
trop nombreux
pour pouvoir
être contenus
dans la blancheur. » (pp. 104-105)
4. « Pardonne-moi, ma douce.
Je choisis de vivre en toi plutôt que de mourir
en te laissant inengendrée.
Trop de filles ont déjà connu cette odieuse blessure.
Je te ramènerai à mon monde plutôt que de te laisser flotter
dans des mondes
qui ne sont pas les tiens.
Pardonne-moi
si je t'enferme sur une terre si petite.
J'ai essayé de me peindre à la lumière
de ce qui a fait de moi une bête
dans leurs yeux,
puis dans les miens.
Pardonne-moi.
J'aurais voulu accoucher de soleils pour que tu te saches plus
grande que l'univers.
Pardonne-moi.
Entre mes cuisses,
il n'y a que poussière.
Après toi,
qu'y a-t-il ?
Après t'avoir vue naître,
après t'avoir perdue,
que peut-il me rester à vivre ? » (pp. 116-117)
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