[Dernier carré : bulletin de la Société des amis de la fin du monde. 9 | Baudouin de Bodinat, Marlène Soreda]
Canicule de sac.
Emmener l'ultime numéro de "Dernier carré" comme viatique et arpenter à la fin un bout du monde encore intact nécessitait d'attendre la queue de la canicule "tardive et exceptionnelle" selon Météo France qui fouettait l'air de ses ardeurs ignées. Bien que les médias minimisent, que les réseaux sociaux atermoient, la végétation a séché sur place, les records de température ont été pulvérisés en métropole, à l'inverse des athlètes français à Budapest qui ont massivement queuté. À l'aube des JO de Paris en 2024, il y a de quoi frémir d'effroi face au show annoncé.
Dans un baroud d'honneur contre la vacuité et l'ineptie du monde comme il va au déversoir, Baudouin de Bodinat s'épanche davantage qu'à l'ordinaire en délivrant des observations, des pensées et des visions accordées aux données scientifiques, aux relevés factuels, aux constats objectifs d'une fin programmée de la vie sur Terre. S'il ne s'agissait que de prophétiser, le lecteur pourrait faire fi du propos halluciné et tourner la page sans frémir mais Bodinat expose des faits avérés. Il a suffi qu'une poignée de malfaisants ait fait main-basse sur les ressources planétaires dans une entreprise débridée "d'extractivisme financiarisé" pour enclencher la sixième extinction de masse, épuiser les gisements, bouleverser le climat et priver d'avenir l'humanité entière. C'est cher payé en fin de compte ! À travers vingt-et-une pages denses, au phrasé inimitable, l'auteur, philosophe des Lumières posté au seuil des ténèbres, déroule sa diatribe dans une prose policée où chaque mot précise et sertit une pensée en marche, nue, lucide, au-delà des apparats de la bienséance. Il désigne des responsables tel le "maléfique Elon Musk" ou "l'ectoplasme Zuckerberg", pointe la surpopulation, la surchauffe climatique, l'utilitarisme à tout crin, l'égoïsme aveugle, l'asservissement technologique. Comme en contrecoup feutré, il esquisse des échappatoires avec "le besoin d'indéfini (d'ombre à l'intérieur des choses, de clair-obscur, de lointains et d'immémorial, etc.) et d'harmonie visible (le beau)...", les sentiments expansifs, la nostalgie, la résonance d'une voix humaine parmi toutes..." des choses jugées inutiles dans le schématisme scientifique et l'organisation sociale à visée utilitaire.
Marlène Soreda élargit ses piètres et petits plaisirs, de Paris à partout et se laisse charmer : "au détour d'impasses, de ruelles, de venelles, l'harmonie de murs altérés par le temps qui éveille le goût de la mélancolie des lieux, des choses, des objets". Elle évoque le wabi-sabi quand les objets portent la marque du temps et "enregistrent le soleil, le vent, la pluie, la chaleur et le froid sous la forme de jaunissement, de rouille, de ternissure, de tache, de gauchissement, de rétrécissement, de racornissement et de fissure". Il faudra pourtant s'extraire, dans un sursaut salutaire, de cette esthétisation de la mort.
La rubrique "Formulaires et pièces jointes" n'est pas en reste avec la mise en scène chez une avocate, jeune féministe remontée pour l'occasion, d'un divorce par consentement mutuel où il est question de savoir comment "exécuter" le mari quand la femme souhaite simplement le quitter.
Des bribes de vieux bouquins extraits de sous la poussière des greniers aèrent agréablement le bulletin quand Ximenès Dourdan interpelle Mademoiselle Paule dans une missive postée d'Avallon d'un : "Bonjour, petite nigaude..." et poursuit en comparant le tumulte de la cité : "tout cela est beau comme les sons de votre harpe éolienne". Plus loin, Pierre Kropotkine rappelle l'origine du courage et du dévouement loin de tout calcul et de tout mysticisme par le fait que "la vie ne peut se maintenir qu'à condition de se répandre".
Enfin, "Le magasin à poudre" revient, en une seule page prête à déflagrer sur le catalogue de nos maux dans un digest particulièrement roboratif.
En guise de manifeste lapidaire, une photographie et une linogravure noir & blanc concluent le fascicule : "On ne sait plus quoi écrire tellement c'est la merde" et "Viens on crame tout".
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