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[L'Âge de la colère | Pankaj Mishra]
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Posté: Sam 11 Mar 2023 5:04
MessageSujet du message: [L'Âge de la colère | Pankaj Mishra]
Répondre en citant

L'idée que les populismes, suprémacismes raciaux, nationaux ou religieux et autres mouvements politiques xénophobes contemporains soient une réaction contre le néolibéralisme mondialisé est presque banale. L'affirmation que l'islamisme et les autres extrémismes religieux en soient fondamentalement consubstantiels est déjà plus ambitieuse. Mais cet essai se pousse beaucoup plus loin : il profile un « âge de la colère » caractérisé par le Brexit et l'élection de Donald Trump aux États-Unis, de Bolsonaro au Brésil, de Modi en Inde, d'Erdoǧan en Turquie, de Poutine en Russie, par l'extrémisme de droite et les reculs démocratiques en Israël, en Thaïlande, dans les Philippines, en Pologne et en Hongrie, ainsi que par l'incitation à la haine contre les immigrés et diverses catégories de « minorités », par les attentats des multiples tueurs de masse et ceux des terroristes ; tous des phénomènes étant conçus comme des illustrations d'un 'ressentiment' (en français dans le texte anglais d'origine) contre une certaine forme de modernité, caractérisée par l'individualisme et le 'mimétisme appropriatif'. Or cette modernité rationaliste, individualiste, positiviste et téléologique, surtout libérale mais aussi plus tard marxiste-collectiviste, tire son origine des Lumières, elle a chez Voltaire son premier thuriféraire, chez Rousseau son premier critique. Son rayonnement dans le monde est presque immédiat : de Frédéric de Prusse à Catherine II de Russie, mais en raison de la violence avec laquelle elle est imposée, par des souverains « réformateurs » et très vite par les guerres coloniales puis par la « communauté internationale », en raison des inégalités qu'elle provoque, et surtout des laissés-pour-compte que produit le développement différentiel, les réactions anti-modernes sont aussi presque instantanées, qui se nomment : le Romantisme, le nationalisme, différentes formes de messianisme politique, le nihilisme décliné en divers anarchismes...
Le mérite de l'essai, on l'aura compris, réside dans l'amplitude de l'analyse de la critique de la modernité. Dans un seul théorème d'une grande puissance herméneutique, cette analyse rassemble des doctrines politiques sur une grande étendue de temps et en créant de surprenants parallèles entre des phénomènes de contestation et des mouvements de révolte plus ou moins violents d'horizons géographiques très divers, télescopés parfois de manière tout à fait inattendue (comme l'admiration que Hitler vouait à Atatürk). Certaines figures sont mises en exergue de façon inhabituelle dans la réflexion politique française : par ex. Gabriele D'Annunzio, Giuseppe Mazzini – et l'Italie en général, suite à l'Allemagne et à la Russie – Georges Sorel, l'Indien Damodar Savarkar, Herbert Spencer, Theodor Herzl et beaucoup Tocqueville [qui à mon avis n'a jamais été suffisamment étudié en France, contrairement à Heidegger qui l'est trop!].
Par contre, le lecteur francophone est toujours frustré par le manque de structuration : le plan n'est ni chronologique ni géographique ; le terrorisme islamiste, notamment, est traité à de nombreuses reprises dans des contextes assez différents ; les télescopages entre tel événement présent ou passé et telle théorie, penseur ou personnalité politique, s'ils font l'intérêt et le charme érudit de la lecture, provoquent des redites et font parfois douter de la solidité de l'argumentation. Les notions-clés de « ressentiment » et de « mimétisme appropriatif » ne font jamais l'objet d'un paragraphe de définition à part. De plus, aucune note bibliographique n'est insérée dans le texte, même pour identifier l'origine des citations : à la place, un Essai bibliographique de 30 p, en fin d'ouvrage, liste les références chapitre par chapitre sans même les aligner, de façon absolument illisible. L'index est lui aussi difficile à consulter, unissant les noms propres à des entrées généralissimes comme « France » ou « islam » ou « Lumières »...



Cit. :


1. « Un fait prête à réflexion : à l'époque où D'Annunzio ouvrait des perspectives à une politique wagnérienne de grand spectacle, environ 20% seulement de l'humanité vivait dans des pays qui pouvaient se revendiquer indépendants. En Asie et en Afrique, les religions et les systèmes philosophiques ancestraux offraient encore à la majorité des populations une interprétation fondamentale et essentielle du monde, susceptible de donner du sens à la vie et de créer des liens sociaux et des croyances partagées ; il existait également une structure familiale très solide ; des institutions intermédiaires, professionnelles et religieuses, définissaient le bien commun de même que l'identité individuelle. Ces attaches traditionnelles – féodales, patriarcales, sociales – pouvaient être très oppressives. Mais elles permettaient aux êtres humains de coexister, très imparfaitement, dans les sociétés au sein desquelles ils étaient nés.
En d'autres termes, en 1919, un nombre relativement limité d'individus pouvaient éprouver de désenchantement à l'égard de la modernité libérale pour la simple raison que seuls quelques-uns d'entre eux y avaient eu accès. Depuis, cependant, des milliards d'autres ont été exposés aux promesses de liberté individuelle dans une économie mondiale néolibérale qui oblige constamment à improviser et à s'ajuster – au rythme de l'obsolescence qu'elle impose. Mais l'avertissement de Tocqueville résonne encore à nos oreilles : "Pour vivre libre, il faut s'habituer à une existence pleine d'agitation, de mouvement, de péril." Faute de quoi, on passe très rapidement de la liberté sans limites à une soif de despotisme sans bornes. » (pp. 39-40)

2. « Au lieu d'harmoniser des intérêts dépendant de la société, une économie de plus en plus industrialisée créa des antagonismes de classe et de grossières inégalités – résultat qu'aucun des philosophes de salon n'aurait su prévoir à leur époque préindustrielle. D'attentes déçues en conditions de travail déplorables, un nombre croissant de personnes se radicalisèrent. Vers la moitié du XIXe siècle, le bourgeois était devenu une figure honnie et le socialisme, un aimant pour les intelligentias naissantes à travers l'Europe, avant de se répandre dans le monde entier comme la première force motivante de la "révolution" – un mot qui désormais connotait la création d'un ordre entièrement nouveau, œuvre de l'homme, et ouvrait la voie à des solutions radicales totalitaires.
L'attraction de la démocratie, grossièrement définie comme égalité des conditions d'existence et fin des hiérarchies, allait s'exercer avec une force toujours croissante jusqu'au point paradoxal où fascistes, nazis et staliniens purent revendiquer le qualificatif de démocrates authentiques, au motif qu'ils appliquaient un principe plus profond d'égalité et offraient une plus grande participation à la politique que les bourgeois démocrates libéraux se souciaient de le faire. » (pp. 85-86)

3. « La plupart d'entre eux [les « radicalisés »] n'appartiennent ni aux plus pauvres des pauvres, ni à la paysannerie, ni à la classe des défavorisés urbains. Ce sont des jeunes gens instruits, souvent sans emploi, émigrés de la campagne vers la ville, ou d'autres membres de la frange inférieure de la classe moyenne. Ils ont abandonné les secteurs les plus traditionnels de leurs sociétés et succombé aux chimères du consumérisme sans parvenir à la satisfaction de leurs désirs. Ils réagissent à leur propre déperdition et à leur sentiment de désorientation par la haine des bénéficiaires supposés de la modernité. Ils clament les mérites de leur culture autochtone ou en revendiquent la supériorité alors même qu'ils en ont été déracinés.
Quels que soient leur culture d'origine et les accents locaux de leur rhétorique, ces hommes marginalisés ciblent ceux qu'ils considèrent comme des élites vénales, intraitables et menteuses. Donald Trump a fait surgir sur le devant de la scène les nationalistes blancs enragés d'avoir été dupés par des libéraux mondialisés. Un même dégoût des technocrates et cosmopolites londoniens a mené la Grande-Bretagne au Brexit. Les nationalistes hindous, le plus souvent issus de l'échelon inférieur de la classe moyenne, instruits, avec une certaine expérience de la mobilité, visent des Indiens anglophones "pseudo-sécularistes" en les accusant de dédain pour l'hindouisme et les traditions vernaculaires. Les nationalistes chinois méprisent la petite minorité de leurs compatriotes technocrates pro-Occidentaux. Les islamistes radicaux, fervents autodidactes de l'islam, passent beaucoup de temps à décrypter les différences entre les vrais musulmans et les musulmans de façade, ceux qui ont sombré dans l'hédonisme et le déracinement de la société de consommation. » (pp. 98-99)

4. « Voltaire lui-même devint un membre rétribué de la nouvelle élite mondiale en investissant dans une compagnie qui importait des céréales de l'Afrique du Nord vers Marseille et les réexportait vers l'Italie et l'Espagne. Dans les dernières années de sa vie, il exportait en Russie et en Turquie des montres de sa manufacture suisse et s'enquérait des possibilités d'en vendre en Algérie et en Tunisie. Il mourut très riche, en possession d'une fortune amassée grâce à ses droits d'auteur, ses protections royales, ses affaires immobilières, la spéculation financière, les loteries, les prêts d'argent à des princes et la manufacture de montres. (Il se livra également à certaines pratiques douteuses. L'écrivain allemand Gotthold Ephraim Lessing, qui travailla pour lui à Berlin, disait de ses transactions financières qu'elles étaient celles d'une crapule). » (pp. 111-112)

5. « Ainsi que le formule un document déterminant des Nations Unies de 1951 :
"En un sens, le progrès économique rapide est impossible sans ajustements douloureux. Des philosophes antiques devront être effacés, d'anciennes institutions sociales, désintégrées. Les liens de caste, de religion, d'appartenance ethnique devront éclater ; et un grand nombre de personnes qui ne peuvent s'adapter au rythme du progrès verront forcément contrariées leurs attentes d'une vie confortable."
Comme l'avaient prédit les Nations Unies, le "monde en développement" fut bientôt peuplé d'hommes déracinés de leurs habitats ruraux, condamnés à dériver vers les grandes villes – des individus susceptibles de concentrer leur rage contre l'Occident modernisateur et ses émissaires dans les pays musulmans. » (pp. 147-148)

6. « Dans chaque cas humain, l'identité se révèle poreuse et inconsistante et non pas figée et distincte, encline à la confusion et à se perdre dans un jeu de miroirs. Les courants croisés d'idées et d'inspirations – la vénération nazie pour Atatürk, la dénonciation de l'Occident moderne par un philosophe français gay et sa sympathie pour la Révolution iranienne, les diverses sources d'inspiration idéologique de celle-ci (sionisme, existentialisme, bolchevisme et chiisme révolutionnaire) – indiquent que l'image d'une planète définie par des civilisations cloisonnées, elles-mêmes définies par la religion (ou son absence) est un schéma puéril. Ces croisements détruisent l'axe primaire – religieux-séculier, moderne-médiéval, spirituel-matérialiste – à l'aune duquel le monde contemporain se mesure encore, révélant que ses populations, si différent que soit leur passé, avancent sur des chemins convergents qui se recoupent par endroits.
[…]
La clé des comportements de l'imitateur ne réside pas dans un quelconque choc de civilisations, mais, au contraire, dans un désir mimétique irrépressible : logique de fascination, de l'émulation et de l'affirmation vertueuse de soi, qui lie les rivaux de façon inséparable. Cette clé réside dans un 'ressentiment', dans ces jeux de miroirs tourmentés dont l'Occident, ainsi que ses ennemis affichés et, de fait, tous les habitants du monde moderne sont prisonniers. » (pp. 192-193)

7. « Avec le temps, le 'développement' s'est avéré la découverte la plus importante ; et c'est encore aujourd'hui le critère que nous utilisons pour évaluer les sociétés. La connaissance que l'humanité a d'elle-même depuis le XIXe siècle est synonyme de tout ce qui a pu contribuer au processus du 'développement' : les avancées de la science, de l'industrie, la démystification de la culture, de la tradition et de la religion. Tous les espoirs de 'développement', transmis des marxistes aux théoriciens de la modernisation et aux partisans du marché libre, prennent leur source chez les penseurs allemands du XIXe siècle : ils furent les premiers à donner un sens et une valeur profonds à un processus défini par un mouvement continu dans une direction donnée et sans point final. Toutes nos oppositions dualistes primaires – progressiste et réactionnaire, moderne et anti-moderne, rationnel et irrationnel – tirent leur pertinence du besoin pressant, profondément intériorisé, de progresser vers un stade suivant de 'développement', si nébuleuse soit la définition qu'on en donne. » (p. 246)

8. « […] Dans les termes d'al-Awlaqi, "le djihad ne dépend pas d'un moment ou d'un lieu". Il est "mondial […]. Les frontières ni les barrières ne l'arrêtent." Al-Souri, qui a établi Al-Qaida en Europe, et l'a relié aux djihadistes radicaux d'Afrique du Nord, du Moyen-Orient, des Balkans, de l'ex-Union soviétique et de l'Asie du Sud et de l'Est, prêchait un djihad décentralisé, nomade, presque anarchiste. Les "loups solitaires" de Daech, qui ont tué à l'aveugle en Tunisie, à Paris et à Orlando, ont entendu son appel.
En anticipant ces figures déconnectées et sans lien entre elles, Bakounine, l'un des dévoyés sociaux et exilés volontaires du XIXe siècle, a vu plus loin que ses contemporains : le déclin des idéologies développementaliste et collectiviste, une plus grande latitude d'action pour la volonté de puissance individuelle, une politique existentielle, et des façons toujours drastiques et froidement lucides de faire ou de transcender l'Histoire. Ce révolutionnaire sans patrie entrevit que dans des régions significativement étendues du monde – le nôtre – les idéologies du socialisme, de la démocratie libérale et de l'édification de nations perdraient leur cohérence et leur attrait, laissant place à des acteurs politiques mobiles et dispersés créant des spectacles violents sur la scène mondiale. » (pp. 377-378)

9. « Il y a manifestement beaucoup plus d'aspirations qu'on ne peut réaliser à l'ère de la liberté et de l'entreprenariat ; plus de désirs d'objets de consommation qu'un revenu effectif n'en peut procurer ; plus de rêves que n'en pourrait exaucer une société stable par la redistribution et la multiplication des chances ; plus de mécontentements que n'en peuvent apaiser la politique ou les thérapies traditionnelles ; plus d'exigences de statuts symboliques et de marques personnelles qu'on n'en peut acquérir par des moyens non criminels ; plus de revendications de célébrité que n'en peuvent satisfaire des moments d'attention toujours plus morcelée ; plus de stimulations venant des médias d'information qu'il n'est possible de convertir en action ; et plus d'indignation qu'on n'en peut exprimer sur les réseaux sociaux.
En termes simples, l'énergie et l'ambition dégagées par la volonté de puissance individuelle excèdent largement la capacité des institutions politiques, sociales et économiques existantes. Ainsi, les trolls de Twitter et les dupes de Daech oscillent entre des sentiments d'impuissance et des fantasmes de vengeance violente. » (pp. 400-401)

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