Ce récit est le témoignage de l'incarcération, pour motifs politiques, de Fatna El Bouih, jeune étudiante marocaine militante d'une organisation clandestine de défense des droits humains, entre 1977 et 1982. D'abord emprisonnée, interrogée et torturée dans le secret à Derb Moulay Cherif, puis incarcérée pendant trois ans en attente d'un procès, durant lesquels elle entame une grève de la faim avec d'autres codétenu.e.s qui réclament la reconnaissance de leur statut de prisonniers politiques, elle écope d'une condamnation à cinq ans de réclusion pour « conspiration contre la sûreté de l'État ».
Poursuivant ses études en prison sous la tutelle de Fatema Mernissi, elle intégrera l'enseignement secondaire dès sa libération, continuera son engagement militant dans plusieurs organisations de la société civile et notamment l'Observatoire Marocain des Prisons, et renouera « de l'extérieur l'expérience carcérale » aux côtés de femmes détenues en animant des ateliers de lecture et d'écriture.
Ce texte, rédigé d'abord en langue arabe et sans doute auto-traduit, est touchant pour son style fragmentaire et poétique. L'autrice n'ambitionne pas à dénoncer exhaustivement les conditions de sa détention, ni l'arbitraire de son jugement, ni même son quotidien notamment concernant ses rapports avec ses codétenues politiques au milieu des prisonnières de droit commun – qui a très probablement varié dans les quatre lieux d'emprisonnement qui constituent la matière de chacun des quatre premiers chapitres. En revanche, une attention particulière est consacrée à la spécificité de la condition carcérale féminine, y compris relativement aux gardiennes et à la présence d'enfants nés et/ou grandissant en prison. Ainsi, on ne peut être indifférent à l'attachement de l'autrice à la petite Ilham, qui passera ses quatre premières années de vie auprès de sa mère détenue, également choyée par d'autres prisonnières.
Cit. :
1. « On me donne un numéro et un nom : "Maintenant tu t'appelleras Rachid... Ne bouge pas, ne parle pas, sauf si tu entends ton nom. Rachid numéro 45". À Derb Moulay Cherif tout le monde avait un pseudonyme suivi d'un numéro. La police de sécurité s'arrange pour que personne ne sache qui est qui. […] Pour moi, c'est le début de la dépersonnalisation : enlèvement, séquestration arbitraire, et maintenant la négation de ma féminité. Pour eux, je ne suis plus qu'un homme surnommé Rachid. Pourquoi ? Une femme doit-elle être absolument exclue du champ social, de la lutte politique ? Doit-elle suivre la voie tracée par le système traditionnel, subir les préjugés et les croyances séculaires qui l'empêchent d'avoir accès à la parole publique ? Je m'assieds sur un lit de camp, dépouillée de tout ce que j'avais. » (p. 16)
2. « Même si j'ai l'estime des gardiennes, je n'échapperai pas à cette humiliation. Inévitables, l'abdication de la dignité, le déshabillage et la blessure, il faut que la gardienne inspecte tous les replis. Gare à celle qui en a ! Elle subira les doigts glacés et la langue fourchue de la gardienne. Combien de doigts de femmes ont tripoté mes cheveux et palpé mon corps. Dureté de cet instant où tu as l'impression qu'on t'arrache à ton corps, il devient propriété de l'autre qui le manipule puis, tu n'as plus qu'à en ramasser les morceaux épars. » (p. 51)
3. « Cinq ans : un pan de vie, bu par des murs puants, crasseux, pourris, branlants, qui sucent une jeunesse, fleur arrachée en bouton. Cinq ans pour le crime d'avoir pensé à un lendemain meilleur, à un monde où on respecterait les droits de l'homme, un monde qui ne ferait plus de la femme un être inférieur.
Vous voulez changer le monde, dépouiller la femme de sa peau naturelle, effacer les discriminations. Un de ces hommes lui a tenu ce discours : "La femme, au harem et pas ailleurs. La femme à la maison, pour faire les gosses. Tout le reste, c'est des sottises contre nature." » (p. 55)
4. « […] la gardienne fait lever tout le monde avec le commandement habituel : "Respect !" ; les détenues ensommeillées s'alignent, tête basse ; elles ont pris l'habitude de sauter du lit à cet appel, toujours cette soumission qui leur colle à la peau. Devant elles se tient une femme, jeune mariée emprisonnée pour inconduite. Son histoire relève de la vie quotidienne des femmes. Elle a porté plainte auprès du procureur du roi pour agression sexuelle, alors qu'elle était encore célibataire. Le temps passe, la plainte traînant sur une étagère, jusqu'au jour où elle a été appelé et jugée, bien longtemps après l'affaire ; le tribunal l'a inculpée : motif : débauche, condamnation à un mois, or elle est au 9e mois de grossesse, et souffre d'un handicap du bas du corps qui l'oblige à marcher ployée la main sur le genou. La voilà à terme, c'est son premier accouchement. » (pp. 91-92)
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