Avant la lecture de La Reine des cipayes de Catherine Clément, je possédais déjà dans ma bibliothèque cette biographie romanesque de Lakshmi, la Reine de Jhansi, par Michel de Grèce. Précédant de presque trois décennies (1984) le livre de Clément qui ne la mentionne pas, La femme sacrée me paraît, de par son envergure (presque 500 p.) ainsi que ses sources bibliographiques, historiquement plus véridique que ce dernier. Mais la question de la véridicité historique est-elle pertinente dès lors que les deux ouvrages se réclament du genre du roman, et surtout que les documents historiques concernant la révolte des cipayes qui ont échappé à la destruction ne rapportent uniquement que le point de vue des vainqueurs, de l'historiographie anglaise, lequel n'est adopté ni par l'un ni par l'autre de nos biographes ? La question intéressante me paraît plutôt être la suivante : hormis les points de fond et ceux de détail communs entre les deux travaux, quel aspect de la personnalité de l'héroïne a conquis nos deux auteurs pour en créer des personnages qui, en fin de compte, sont assez différents ?
Dans ma lecture de la biographie de Clément, j'avais été frappé surtout par côté de la légende qui s'est développée autour du parangon de la reine guerrière dotée d'un ethos universel puisqu'elle lutte pour une cause juste. La destinée de la Lakshmi est tout entière tracée vers la réalisation de cet idéal humain et accessoirement féminin. Aussi bien la trame que les personnages secondaires du roman de Clément ne sont conçus que de manière à placer en exergue le caractère exceptionnel et fulgurant de l'héroïne.
Par contraste, la protagoniste de l'ouvrage de Michel de Grèce est d'abord une femme, beaucoup plus influencée par ses amours, et donc par des figures d'hommes, et aussi plus sujette à ses doutes et incertitudes, et aux aléas de l'histoire, dont le déroulement tragique pourrait très bien n'être que le fruit d'une conjuration ourdie contre la Rani par une autre « roitelette » voisine jalouse.
La Lakshmi de Michel de Grèce est en souffrance sous le joug d'un mari malade et cruel, en conflit continuel contre des traditions oppressantes, elle est passionnément amoureuse d'un Anglais et ensuite, lorsque la révolte la contraint à se défendre contre les armées anglaises, sa personnalité de guerrière se déploie grandement au contact avec deux autres amoureux qui sont des rebelles à l'autorité coloniale. Certes, son goût de l'exercice de la royauté, l'intérêt placé au premier rang pour la régence de son fils adoptif, ses tergiversations avant d'embrasser la lutte armée contre les Anglais, et enfin ses talents extraordinaires de tacticienne et sa bravoure incomparable dans les batailles appartiennent aux points communs entre les biographies et peuvent sans doute trouver leur place dans les sources historiographiques anglaises.
Le choix de Michel de Grèce de rendre à sa protagoniste une plus grande humanité, une plus grande complexité de caractère, même au prix de privilégier en elle une féminité assez conventionnelle, sentimentale, voire sensuelle, me paraît tout compte fait plus moderne que celui de Catherine Clément. Naturellement, le côté plutôt politique du récit en est conséquemment écorné, car si la répression impérialiste britannique, dans toute sa brutalité et sa tyrannie, ne peut en aucun cas être excusée, la résistance indienne, au-delà des revers militaires, apparaît dans ce roman sous un jour particulièrement défavorable, que la lumière éblouissante de l'héroïsme de Lakshmi ne suffit pas du tout à illuminer.
Cit. :
« - Ne reculez pas comme des lâches ! Que ceux qui veulent se battre me suivent, hurla-t-elle.
Puis, sans attendre, elle chargea les artilleurs du Maharajah de Gwalior à la tête de deux cents cavaliers patans. Elle fonçait sur l'ennemi, craignant à chaque instant le boulet qui l'emporterait, la balle qui la blesserait. Pour la première fois, elle avait peur, si peur qu'elle ferma les yeux, laissant son cheval galoper au hasard. Akbar et les cavaliers qui l'encadraient poussaient le cri de guerre de la révolution. "Din ! Din !" entendait-elle à ses côtés. Soudain, le même cri s'éleva en face. Stupéfaite, Lakshami ouvrit les yeux. Les soldats de Gwalior ne tiraient plus. Ils hurlaient "Din ! Din !", ils riaient, ils agitaient joyeusement leurs fusils en l'air et fraternisaient avec les rebelles. La Rani était déjà sur leur première ligne, entourée de dix, vingt, cinquante soldats du Maharajah. Un instant elle se demanda s'ils voulaient la jeter à bas de son cheval et la tuer. Dans un réflexe de défense, elle se débattit comme un diable. Mais non, ses assaillants voulaient simplement l'approcher, la toucher.
- Vive Lakshmi, vive la Reine de Jansi, criaient-ils.
Autour d'elle, ses cavaliers formaient la même vague d'enthousiasme. Les soldats des deux armées se jetaient dans les bras les uns des autres, s'étreignaient, s'embrassaient, et tous en chœur hurlaient : "Din ! Din !" Alors la Rani éclata de rire et, se joignant à la liesse générale, s'écria, elle aussi : "Din ! Din !" » (p. 429)
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