Voici une longue nouvelle ou un court roman de Louis Guilloux qui me fait penser très fort à Dostoïevski. Il s'ouvre, la nuit de Noël, sur la scène de l'évasion de prison du narrateur, agressant le gardien-chef qu'il tient pour mort : un geste violent qui n'incite pas à éveiller l'empathie du lecteur. Pourtant d'emblée, et sur fond des bouleversements éthiques produits pas l'Occupation, on commence à se demander qui, du truand ou du détenteur du pouvoir légitime, est le véritable salaud. Dans sa cavale, le protagoniste fait différentes rencontres : en particulier, pendu à un arbre dans un bois, celle du juge d'instruction qui n'a pas cru à son innocence et a requis sa condamnation. Il lui retire ses chaussures pour continuer sa marche dans la neige. En parallèle avec ce récit, le fugitif fait resurgir de sa mémoire les circonstances du crime qui a provoqué son emprisonnement, le lendemain de la Libération. Bien que cette autre narration soit caractérisée par l'ellipse et la fragmentation de souvenirs évoqués au compte-gouttes au fil d'associations mentales impromptues, elle entretient et développe la problématique du renversement des valeurs morales en temps de guerre : finalement le protagoniste apparaît sous les traits sinon d'un héros, de la victime d'une série de malheureuses coïncidences, d'une intrigue amoureuse et de sentiments complexes, mais très certainement d'un innocent, alors que le procureur suicidé était une authentique crapule et les deux personnages féminins ne ressortent pas grandies d'avoir abandonné le condamné...
Enfin, le point fort du récit de la fugue consiste dans la rencontre avec Grégoire Cantin, personnage très attachant d'un anarchiste poitrinaire, ancien égoutier qui vit en ermite dans un « gourbi » souterrain à la croisée des quatre créneaux transversaux d'une ancienne fortification militaire qui constituent son principal point d'observation du monde extérieur.
La fin ouverte et quelque peu abrupte du récit a fait penser à la postfacière Yvonne Besson que Labyrinthe constituait la première partie d'un grand roman qui aurait dû s'intituler La Délivrance, sur lequel Guilloux aurait travaillé en 1950-51, partie qu'il aurait fait paraître après avoir renoncé à terminer le roman, dont 256 pages auraient cependant été écrites, conservées dans les archives déposées à la bibliothèque de Saint-Brieuc qui ne sont pas encore accessibles. Ces années où l'auteur s'était écarté de l'écriture autobiographiques seraient marquées par une certaine quête spirituelle dans laquelle s'inscrirait donc logiquement cette problématique de la culpabilité et peut-être de l'impossibilité de la foi.
Cit. :
1. « Aussitôt cependant que j'eus dit que M. Renaud croyait en Dieu, il se passa une telle chose que j'en oubliai tout le reste. En effet, je vis les traits de Grégoire Cantin se décomposer et le rictus de chien reparaître. Son visage devint violet. Il étouffait pour de bon. Il serrait les poings. Enfin, dans une grande explosion qui ranima en moi un autre souvenir, celui de l'air et de la voix qu'il avait eus en criant – ou en voulant crier – que c'est toujours la guerre, il parvint enfin à crier :
"Personne ne croit en Dieu !..."
Et, aussitôt, il eut une horrible crise. Mais, cette fois, malgré la crise il voulait continuer à parler, à répéter que personne ne croyait et n'avait jamais cru en Dieu... Du moins est-ce là ce que je parvins à comprendre, dans l'horrible déchiquètement de paroles qui traversaient ses hoquets. Je m'étais levé, ne sachant que faire pour lui venir en aide, il me repoussait du geste... » (p. 141)
2. « Une si grande perfection dans le malheur m'émerveillait, en quelque sorte, et je n'avais plus de recours que le sentiment même de l'excès. On parle parfois d'écroulement : c'en était bien un en effet. Tout, pour moi, roulait d'un coup à l'abîme et je voyais qu'ici il me faudrait un autre courage, peut-être inutile d'ailleurs, que celui qu'il m'avait fallu avoir dans la guerre proprement dite, en 40, dans la captivité et dans l'évasion et, ensuite, dans la lutte clandestine. Les choses n'étaient plus du tout les mêmes, j'étais seul, dans un combat obscur, nu et déjà réprouvé, pas cru, sous les verrous, sans Thérèse, et retranché des hommes pour lesquels j'avais combattu – et combattu avec une certaine persévérance, c'est le moins que je puisse m'accorder à moi-même – en vue de quelque chose avec quoi je n'avais jamais composé, que nous appelions la dignité et la noblesse humaines. Mais, je le sentais, j'allais bientôt cesser d'y croire. » (pp. 153-154)
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