[Les états modifiés de conscience | Henri Cohen, Joseph j. Lévy]
Cette monographie rassemble, à ma connaissance pour la première fois, des phénomènes qui m'intéressent séparément depuis longtemps et dont j'avais à peine osé tracer quelques parallèles dans mon esprit : la méditation et le mysticisme, le rêve, la transe, les drogues, l'hypnose et les psychopathologies ; de surcroît, y sont ajoutés en tant qu'états modifiés de conscience les « états érotiques », et la « créativité » qui est placée dans le même chapitre que l'hypnose : ces deux ajouts, qui semblent fort logiques après coup, ne pouvant que me remplir d'aise... Peut-être une précaution s'impose-t-elle quant aux maladies mentales, qui font figure d'exception par rapport aux autres phénomènes pour ne pas être volontaires et « encadrés » et surtout pour subir, socialement, un traitement d'apitoiement, de stigmatisation et/ou d'exclusion.
Pour augmenter encore ma réjouissance, une méthodologie fortement interdisciplinaire est adoptée qui accorde toujours de l'importance aux aspects culturels – à la fois anthropologiques et parfois sociologiques – de ces phénomènes avant de les aborder sous un angle très (rarement trop) technique – neurophysiologique et neuropsychologique. Cette interdisciplinarité est rare concernant certains de ces sujets : par ex. une telle attention aux mécanismes neurologique de l'érotisme ou de la transe, et une telle sensibilité à la sociologie des drogues, et même une esquisse d'anthropologie de quelques dysfonctionnements psychiatriques, sans référence à l'ethnopsychiatrie.
Du côté des défauts de l'ouvrage : d'abord sa trop petite envergure, qui révèle des lacunes en particulier sur l'hypnose ; ensuite son inévitable vieillissement – si l'essai remonte à 1988, la plupart de ses références bibliographiques s'arrêtent à la décennie 1970, et il est notoire que les neurosciences, en particulier, ont énormément évolué en 50 ans. Enfin, eu égard à l'ambition affichée dans le sous-titre : « Une introduction à la psychonautique », un néologisme qui laisse présager un périple cosmique dans la psyché, les deux auteurs se sont avérés particulièrement timorés : ils ont certes fourni un état des lieux assez complet des résultats des différentes recherches jusqu'à la date indiquée, mais n'ont pas franchi le pas de tirer les conclusions de leur propre démarche novatrice, pas même en termes des apports de leur « perspective ethno-psychologico-neurologique ». Au lecteur de continuer à tisser des parallèles entre l'ensemble de ces états de conscience et de se questionner sur le vrai sens de l'attribut : « modifiés »...
Table :
1. Cartographie générale des états modifiés de conscience :
- Définition des états modifiés de conscience
- Caractéristiques des états modifiés de conscience
- Cartographie générale des états modifiés de conscience
2. Les états méditatifs, mystiques et de relaxation :
- Le contexte socio-culturel
- Les méthodologies
- Les états de conscience
- Aspects neurophysiologiques
- Aspects psychologiques
- Les méthodes de relaxation
- Les méthodes de rétroaction biologique [cit. 1]
3. Les états oniriques :
- Le rêve dans les sociétés traditionnelles [cit. 2]
- Le rêve dans les sociétés à écriture
- Le rêve dans le monde occidental
- Psychanalyse du sommeil et du rêve
- Neurophysiologie du sommeil et du rêve
4. Les états de transe [cit. 3] :
- La transe visionnaire
- La transe chamanique
- La transe de possession
- La transe médiumnique
- La transe d'inspiration et communielle
- La glossolalie
5. Les états psychédéliques et éthyliques :
- Drogues et contexte culturel [cit. 4, 5] :
---- Les hallucinogènes
---- Les sédatifs hypnotiques
---- Les narcotiques opiacés
---- Les stimulants
- Aspects neuropsychologiques :
---- Les hallucinogènes
---- Les sédatifs hypnotiques
---- Les narcotiques opiacés
---- Les stimulants
6. Les états érotiques :
- L'état amoureux
- Érotisme et culture [cit. 6]
- Aspects neuropsychologiques
7. Les états de créativité et d'hypnose :
- La créativité [cit. 7]
- Méthodes de développement de la créativité
- Créativité et contexte socio-culturel
- L'hypnose
8. Les états de conscience et les désordres mentaux :
- Syndromes culturels
- L'hystérie
- La schizophrénie
- La dépression
Conclusion [cit. 8]
Cit. :
1. « En conclusion, il semble que les méthodes méditatives, par l'amplification du fonctionnement du système trophotropique, déterminent des états de conscience complexes caractérisés par un certain nombre de dimensions où prédomine la réduction de l'activité mentale normale. Les différentes traditions religieuses qui en ont balisé le territoire montrent une convergence relative pour les étapes ultimes. Celles-ci indiquent le maintien d'une expérience paradoxale, où s'intègrent une expérience transcendantale et un fonctionnement de veille habituel mais amplifié. […]
La relaxation et la rétroaction biologique se rapprochent dans leurs effets de la méditation. Le contexte de leur utilisation fait peu de place aux référents religieux qui s'estompent pour faire place à des objectifs plus utilitaires, essentiellement thérapeutiques ou de réduction du stress. » (p. 38)
2. « Un des exemples les plus intéressants sur la fonction thérapeutique du rêve nous vient de Steward [1969] dans son étude des Senoi de Malaisie. Ce groupe culturel présente des caractéristiques psycho-sociologiques particulières dont les plus marquantes sont une apparente absence de conflits armés ou de crimes et une incidence peu élevée de problèmes physiques ou mentaux. Les Senoi auraient développé ces particularités sociales grâce à l'utilisation de principes psychologiques originaux fondés sur l'interprétation des rêves d'une part, et sur l'expression du rêve à partir de la transe d'autre part. L'interprétation des rêves chez les Senoi fait partie de l'éducation de l'enfant et constitue un savoir partagé par tous les adultes du groupe. » (p. 41)
3. « La présence de cultes de possession serait donc une façon de remettre en question un statut socio-politique inférieur pour les individus qui ont un statut problématique ambigu et qui, à cause de leur position sociale, n'accèdent pas au pouvoir, en particulier les femmes.
La transe de possession pourrait être un mécanisme pour attirer l'attention des segments dominants, en particulier dans des contextes sociaux où les hommes monopolisent les positions de prestige. Les carences alimentaires qui affectent essentiellement les femmes interviendraient aussi pour expliquer la prépondérance des femmes dans les cultes de possession.
[…]
[Cependant] la dichotomie entre transe visionnaire et transe de possession […] semble trop schématique pour rendre compte de la variabilité de ces phénomènes que l'on peut spécifier en distinguant la transe visionnaire, la transe chamanique, médiumnique et communielle, la transe de possession, et la glossolalie, même si par certains aspects ces états peuvent se recouper au plan neuropsychologique. » (pp. 62-63)
4. « Selon Wasson [1968], un mycologue réputé pour ses contributions à la compréhension de la place du champignon dans la culture, de ses mythes et de ses légendes, l'amanita muscaria serait à la base des mystères d'Eleusis, en Grèce antique, et référerait au fameux soma dont le Rig-veda, écrit sacré le plus ancien de l'Inde, chanterait les vertus. L'analyse du contenu des hymnes védiques qui décrivent le soma met en évidence sa ressemblance avec l'amanita dont la chair serait à la base des breuvages sacrés créateurs d'extases. Le culte védique serait associé à un complexe chamanique très ancien dont les cultes sibériens seraient les derniers vestiges. Allegro [1970] rattache aussi les fondements du christianisme à l'ingestion de l'amanita muscaria dont les référents philologiques se retrouveraient inscrits dans les textes évangéliques. » (p. 81)
5. « À l'intérieur même des groupes indiens [nord-américains, à partir de 1870 lors de la domination des Blancs], l'introduction du peyote ne s'est pas faite sans résistance puisque les traditionalistes s'opposèrent aux modernistes intéressés à diffuser ce culte et critiquèrent les effets désastreux que le peyote avait au plan individuel et social. C'est probablement moins le peyote comme tel que le culte qui l'entoure qui était perçu comme menaçant le système de valeurs traditionnelles, créant ainsi une anxiété projetée sur le produit hallucinogène lui-même.
Pour ceux qui avaient adopté le peyote, ce culte représentait, au contraire, une possibilité de compenser leur statut social inférieur par rapport à l'envahisseur et de définir un code d'éthique adapté aux nouvelles conditions socio-économiques. Les expériences vécues lors de l'ingestion du peyote donnaient accès à des guérisons, une connaissance transcendantale, une protection contre les sorciers tout en permettant l'expression d'un sentiment anti-Blanc. Mais le culte avait pour conséquence d'élargir le fossé entre Indiens traditionalistes et modernistes. Le peyotisme apparaît donc, selon le cadre de référence, comme une nouvelle adaptation socio-culturelle positive ou, au contraire, comme une forme d'échappatoire social. » (pp. 83-84)
6. « L'approche trophotropique de l'érotique se retrouve aussi dans les mouvements de la contre-culture. Ces mouvements qui remontent aux années 1960 ont eu un impact important sur les conceptions sociales et érotiques du monde occidental, en particulier aux États-Unis. Prenant le contre-pied des prémisses fondamentales de la civilisation technocratique et performante qui met l'accent sur la rationalité, l'efficacité et l'activité, la contre-culture revalorisera la dimension sensible et réceptive de l'existence. […] Dans cette perspective, la relation sexuelle débouche sur une activité ludique qui tend à éliminer la notion de performance.
[…]
Ces tentatives de réappropriation du contenu émotif et sensible de l'expérience érotique marquent aussi les courants thérapeutiques sexologiques contemporains. Ceux-ci se pencheront sur le langage du corps et ses modes de résistance afin de réduire le blocage des émotions sur le plan somatique et cognitif et favoriser ainsi une expression érotique plus satisfaisante, orientée vers des états de type trophotropique. La pensée féministe contemporaine remettra aussi en question des prémisses androcentriques des conceptions sexuelles dominantes en Occident. Des modèles plus souples de socialisation sexuelle, ainsi qu'une réduction de l'importance du coït phallo-vaginal au profit d'une approche érotique plus complète et axée sur la réappropriation d'une dimension ludique sont ainsi proposés. » (pp. 107-108)
7. « Le processus de créativité comprendrait plusieurs étapes qui suivraient plus ou moins le déroulement suivant : préparation, incubation, illumination, formulation et vérification.
[…]
La phase intuitive constitue le moment essentiel dans le processus créateur quant aux états modifiés de conscience. Pendant la période d'incubation, même si la pensée consciente n'est pas orientée vers la solution du problème, il semble qu'un travail complexe se réalise à d'autres niveaux non perceptibles. On peut définir le fonctionnement mental durant cette phase comme celui d'une cognition amorphe, c'est-à-dire d'un type d'activité mentale sans support apparent de représentations (images, mots, pensées ou actions), ou endocept. En ce sens, l'incubation consisterait en une phase de germination que la plupart des auteurs considèrent comme reposant sur des processus inconscients qui anticipent l'illumination. Henri Poincaré, célèbre mathématicien français, rapporte ainsi les phases qui précèdent l'expérience d'illumination :
"Je me concentre sur un problème de calcul et ce, sans succès, et sans lien entre les autres problèmes d'arithmétique auxquels je suis habitué. Comme je ne peux rien résoudre, je passe quelques jours à la mer et pense à autre chose. Un matin, en marchant, une idée brève surgit, de façon spontanée, avec une certitude soudaine et immédiate que les transformations arithmétiques des formes quadratiques ternaires indéterminées étaient identiques à celles de la géométrie euclidienne." » (p. 120)
8. « Que ce soit par la transe, la méditation, le rêve ou les drogues, ces états servent à induire l'accès à une autre réalité selon des modes variés (visions, possession, union avec la divinité ou glossolalie). Ils peuvent être des vecteurs du maintien de la tradition dont ils répètent, à travers les ascèses et les exercices, les itinéraires ou, au contraire, des points de départ de ruptures qui orientent les cultures vers des changements significatifs. Ils assurent de ce fait une fonction importante d'intégration sociale au plan socio-politique en signifiant l'obtention d'un rôle et d'un statut spécifique. Ils signalent l'insertion réussie des individus en les rendant conformes aux attentes culturelles, ou bien en les singularisant, comme dans le cas des chamans auréolés alors du prestige particulier rattaché à la dimension numinale que procurent ces états. Dans d'autres cas encore, ils servent de moyens d'expression ritualisée de remise en question du pouvoir politique dont ils révèlent les contradictions internes et les rapports d'inégalité, et par leurs effets cathartiques, ils aident à résorber de façon ponctuelle les tensions prévalentes. » (p. 144)
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