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[L'Homme sans gravité | Charles Melman]
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Posté: Lun 04 Avr 2022 22:28
MessageSujet du message: [L'Homme sans gravité | Charles Melman]
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Depuis un certain temps, et notamment depuis la lecture de La Cité perverse par Dany-Robert Dufour, j'essaie d'approfondir l'idée que le néolibéralisme est responsable de certains malaises psychiatriques très répandus dans notre société, en particulier des états dépressifs ainsi que de nombreuses addictions. Ma conviction est que, à l'instar des névroses que certains psychanalystes ont précocement mis en rapport avec les répressions sexuelles de la société hiérarchique de jadis, la société de consommation actuelle, avec sa « libéralisation » des mœurs sexuelles et sa précarisation généralisée, provoque des perversions. Cette conviction a été très fortement contestée par une amie, qui m'a fait douter de la solidité de mon argumentaire emprunté à Dufour, notamment d'un point de vue psychanalytique.
Ce livre, fondé sur un dialogue entre deux psychiatres psychanalystes : Jean-Pierre Lebrun posant des questions à Charles Melman sur la théorie élaborée par ce dernier qu'il appelle « la nouvelle économie psychique », apporte de l'eau à mon moulin, et précisément une solide assise psychanalytique. J'avais donc une très forte motivation à le lire, qui hélas s'est estompée progressivement jusqu'au surgissement de sentiments opposés – la déception et un fort ennui.
Voici d'abord comment l'ancrage sociologique de ces psychopathologies est posé d'emblée :

« Là où, hier, pour la plupart des patients qui s'adressaient au psychanalyste, il s'agissait de trouver une autre issue que la névrose à la conflictualité inhérente au désir, aujourd'hui, ceux qui trouvent la voie de son cabinet viennent bien souvent lui parler de leurs engluements dans une jouissance en excès. Que s'est-il donc passé – que se passe-t-il donc – pour qu'ainsi, régulièrement, la jouissance l'ait emporté – l'emporte – sur le désir ?
[…]
Les transformations de nos sociétés, suite à la conjonction du développement des technosciences, de l'évolution de la démocratie et de l'essor du libéralisme économique, nous contraignent à réinterroger la majorité de nos certitudes d'hier. » (Lebrun in : Avant-propos, p. 10)

Ci-dessous, la dépression est nommément évoquée et sa cause expliquée psychanalytiquement, dont la corrélation sociologique avait déjà été mise en exergue par Alain Ehrenberg dans La Fatigue d'être soi :

« Au niveau du moi […] c'est évidemment la validité de la présence au monde de chacun qui se trouve discutée, discutable, puisqu'elle ne serait vérifiée qu'en tant qu'on est performant, c'est-à-dire en tant que la participation au jeu social ou à l'activité économique se trouve effectivement reconnue. Faute du repère, du référent – qu'il soit ancestral ou autre, peu importe – qui permet au sujet d'affirmer sa validité et sa tenue, son tonus, en dépit des avatars de son destin social, cette reconnaissance vient évidemment à manquer. Du même coup, le sujet, ou plutôt le moi, se trouve exposé, fragile, à la dépression, puisque son tonus n'est plus maintenant organisé, garanti par une sorte de référence fixe, stable, assurée, un nom propre, mais a besoin sans cesse d'être confirmé. Les aléas inévitables de ce parcours font que, très facilement, le moi peut s'en trouver dégonflé, en chute libre, et donc exposé à ce à quoi nous avons tous affaire, la fréquence des états dépressifs divers.
[…]
Ce qui devient le support du moi n'est plus la référence idéale, c'est la référence objectale. Et l'objet, lui, contrairement à l'idéal, pour être convaincu, demande qu'on ne cesse de le satisfaire. » (pp. 48-50)

Et voici enfin deux cit. qui permettent de qualifier de perversion le « malaise dans la culture » d'aujourd'hui :

« Lebrun : […] Vous avez dit que nous étions passés d'une culture fondée sur le refoulement, et donc sur la névrose, à une culture qui promeut plutôt la perversion. Mais qu'entendez-vous en ce cas par perversion ?
Melman : Nous pourrions dire que notre désir est fondamentalement pervers en tant qu'il est organisé par un état de dépendance à l'endroit d'un objet dont la saisie réelle ou imaginaire assure la jouissance. […] La différence [entre névrose et perversion] tient en ceci : pour le névrosé tout objet se présente sur fond d'absence, c'est ce que les psychanalystes appellent la castration. Le pervers, quant à lui, va mettre l'accent exclusivement sur la saisie de cet objet, il refuse en quelque sorte de périodiquement l'abandonner. Et il entre de ce fait dans une économie qui va le plonger dans une forme de dépendance vis-à-vis de cet objet, différente de celle que connaît le "normal", autrement dit le névrosé. » (pp. 63-64)

« La perversion devient une norme sociale. Je ne parle pas ici de la perversion avec sa connotation morale, [… mais] avec une connotation clinique fondée sur l'économie libidinale que nous venons de décrire. Elle est aujourd'hui au principe des relations sociales, à travers la façon de se servir du partenaire comme d'un objet que l'on jette dès qu'on l'estime insuffisant. La société va inévitablement être amenée à traiter ses membres de la sorte, non seulement dans le cadre des relations de travail, mais en toutes circonstances. Car son organisation même en dépendra. […] Et celle-ci devra trouver le moyen, avec des apparences honnêtes, de régler ce problème, c'est-à-dire de jeter ce qui, après avoir servi, est devenu usagé, source de dépenses sans contrepartie. » (p. 67)

Ces prémisses étant posées, je m'attendais à présent à un approfondissement des mécanismes par lesquels le système socio-économique provoque de telles pathologies. On aura déjà remarqué que le dialogue s'étant déployé entre deux psychanalystes, lacaniens de surcroît, le registre linguistique est caractérisé par un jargon professionnel très abscons dans lequel presque tous les termes ont un sens fort éloigné de la signification courante (cf. en particulier le Réel – presque le contraire de « la réalité », le patriarcat, l'Autre, l'objet, l'objet a, la structure, etc.). Heureusement, dans l'ensemble du texte, ces termes techniques sont suivis d'un astérisque qui renvoie à un indispensable Glossaire (p. 247-261) dont j'ai fait un usage constant. La nature docte du livre n'est pas en soi un défaut, bien au contraire et je conçois que la psychanalyse lacanienne soit fondée sur un haut niveau d'abstraction.
Néanmoins, il me semble légitime et même nécessaire d'étayer toute théorisation sur une solide clinique, qui est presque complètement absente dans ce livre. Les trois ou quatre cas évoqués, concernant des jeunes patientes dont il semblerait que la symptomatologie était particulièrement grave, étaient de plus assez semblables, de sorte qu'il était difficile d'en faire des preuves démonstratives. En vérité, la théorie est développée dans cet ouvrage sans souci de démonstration, et ces rares références cliniques m'ont paru entièrement anecdotiques. De plus, certaines observations m'ont semblé tellement « tirées » vers un excès catastrophiste, que le propos en devient outrancier ; ainsi dans l'exemple suivant :

« Le problème du rapport des perversions aux psychoses a toujours été un grand sujet de discussion. Aujourd'hui, c'est presque caricatural. Quand vous voyez des jeunes gens se promener dans la rue avec leurs casques pour soi-disant écouter de la musique, vous avez vraiment le sentiment d'assister à une sorte de tentative mécanique de produire un bruit hallucinatoire permanent. Comme si, ne supportant plus le silence de l'Autre, nous devions entrer dans un monde où, sans cesse, il y aurait des voix, et des voix qui ne sont pas sans conséquences puisqu'elles vous submergent. On voit bien, en observant leurs mimiques, ou même le rythme qu'elles marquent, que ces personnes sont effectivement sous influence. On les voit prises dans une espèce de jouissance masturbatoire parfaitement autistique que suscite ce système hallucinatoire artificiellement créé. La relation à autrui est forcément minorée et désinvestie par rapport à la relation à ce système vocal. » (p. 114)

Ce qui m'a le plus dérangé, cependant, c'est que le pessimisme légitime de Melman, qui se pousse jusqu'à la thèse de la réalisation imminente de l'instinct de mort à l'échelle de l'ensemble de l'humanité, ainsi que de l'inutilité du travail analytique, le conduit vers des postures assez typiques du discours réactionnaire, notamment dans la sphère de la sexualité : défense du patriarcat et opposition à l'égalité entre les sexes (même en admettant une différence entre le sens courant et la signification psychanalytique de ces termes), opposition aux revendication des homosexuels et des transgenres, opposition à l'idée qu'il soit opportun que le droit évolue selon les métamorphoses de la société et enfin méfiance vis-à-vis du recours à la justice pour faire valoir ses prétentions... D'autres critiques de la Cité contemporaine sont beaucoup plus consensuelles : l'aliénation dans le virtuel, le danger d'un retour à un pouvoir tyrannique, les diktats de l'économique, le poids du médiatique, l'inflation de l'image, la perplexité face aux attitudes inédites vis-à-vis de la procréation et de la mort, la violence qui paraît exacerbée, etc. Mais je suis d'avis que l'auteur a entretenu une ambiguïté inopportune concernant son éventuelle nostalgie pour la société hiérarchique du passé : Lebrun l'a systématiquement « titillé » sur ce sujet, mais Melman ne s'est pas départi de son choix de donner des signaux contradictoires, comme le prouve la cit. suivante, qui ont eu sur moi l'effet de me faire douter de sa sincérité :

« Nous ne sommes pas les gardiens du Symbolique, nous ne sommes pas non plus, en tant que psychanalystes, les gardiens de la pérennité de l'autorité paternelle. Nous n'avons aucunement à être nostalgiques d'un ordre patriarcal que nous voyons s'effondrer petit à petit. Mais dans notre pratique, je crois qu'il est bon que les analystes aient le soupçon de ce que l'analysant, le jeune qui maintenant vient sonner, attend, vient réclamer. Ce qu'il veut, c'est évidemment se confronter à travers la cure à ce type d'ordre qui permet d'accéder à une jouissance qui aujourd'hui se dérobe continuellement à sa prise, une jouissance tenable. […] Et pour le reste, c'est comme pour une interprétation, vous ne pouvez contraindre personne à en tenir compte. » (p. 127)

En somme, fatigué par d'interminables pages de jargon psychanalytique, ne trouvant jamais de références cliniques ni d'ancrage sociologique, outré par certaines conclusions et en désaccord sur beaucoup d'autres, et enfin contraint de douter de l'honnêteté intellectuelle de l'auteur que j'aurais préféré « réactionnaire décomplexé » à défaut d'être « anticapitaliste révolutionnaire » (!), j'aurai passé plus de la seconde moitié de mon temps de lecture dans une attention flottante et une mauvaise humeur croissante. Je pense que cette dernière cit. tirée de la Postface – presque de son excipit – résume finalement assez bien ce qu'il y a à retenir de l'ensemble de l'essai :

« Elles [les volontés des différents acteurs socio-économiques] sont toutes également soumises – même si c'est avec des bénéfices différents – à l'entretien d'un flux de production, échanges et consommation dont le seul élément matériel constant est l'objet. Il n'y a plus de pilote dans l'avion où nous sommes tous embarqués ; à sa place, dans le fauteuil – est-ce bien rassurant ? – l'objet. C'est l'objet qui, après le Dieu à figure animale puis humaine, est advenu : c'est lui qui est investi de l'autorité dans notre actuelle troisième phase. Certes la représentation peut en être diverse, mais il se reconnaît au caractère unique et identique de sa promesse – une jouissance accomplie et sans limite.
Au Dieu de la loi morale a succédé ainsi l'impératif du plus-de-jouir. Cet objet régisseur n'est assurément pas celui du fantasme propre à chacun, mais le substitut qui lui est supposé équivalent, grâce à la propriété qu'il doit au génie technologique de pouvoir saturer à l'extrême les orifices du corps. Autrement dit, l'aliénation s'en trouve renouvelée de concerner non plus le Moi pris dans sa relation à l'Idéal, mais le "je" captif d'une jouissance, dont la modalité collective étouffe l'existence singulière.
L'un des sens de la globalisation est d'affirmer l'universalisation réussie de l'éthique née de la technologie, là où a échoué la morale de l'interdit propre au Père de tous, pourtant. » (Postface 2005, « La vie plus », pp. 264-265)

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