L'affaire Weinstein (octobre 2017) et conséquents mouvements d'indignation collective #MeeToo / #BalanceTonPorc, mais surtout le déferlement de violences conjugales durant les périodes de confinement dû au covid-19 ont posé la problématique du consentement aux relations sexuelles à l'intérieur du couple et initié une interrogation plus générale sur le désir asymétrique au sein de la conjugalité.
Jean-Claude Kaufmann sociologue du couple, de l'individu et (des vétilles) de la vie quotidienne, à qui il est de plus en plus reproché de « faire dans le populaire », dans la vulgarisation facile par rapport à ses premiers essais qui étaient indiscutablement plus documentés et substantifiques, possède cependant une technique bien rodée qui accorde une place prédominante à un corpus souvent impressionnant d'entretiens et de témoignages anonymisés, recueillis pas l'Internet, laquelle, en l'occurrence, me semble la plus opportune pour dévoiler des mécanismes sociaux occultes qui parfois contredisent la théorie et surtout les évolutions sociétales que nous appelons de nos vœux.
Aussi, d'emblée, postule-t-il que trois de nos aspirations féministes relèvent, dans l'intimité des chaumières, pis que de mythes, de vraies « fables » : 1. « la fable du non-consentement facile », 2. « la fable de la sexualité épanouie », 3. « la fable de l'égalité » des désirs entre hommes et femmes.
L'essai s'articule autour de trois parties. Dans la première, « Les souffrances secrètes », l'observation est posée de la divergence des désirs entre les conjoints, de la persistance du mythe du « mâle vigoureux » et de « la femme frigide ». Dans une analyse qui prend en considération successivement le point de vue des femmes et celui des hommes, est convoqué le concept d'une « zone grise » dans laquelle il est généralement difficile de distinguer entre un non-consentement caractérisé, concernant des situations d'une indubitable gravité pouvant atteindre le viol domestique et les agressions répétées, et un non-consentement ambigu, fait de la persistance de l'idée du « devoir conjugal », de la « réserve » féminine, du dicton que « l'appétit vient en mangeant »... Il est question du sexe comme d'un « rituel de confirmation » et d'autre part de la résignation mutuelle, à se laisser faire ou à s'abstenir de demandes trop pressantes, résignation souvent consentie pour préserver la famille et les sentiments qui peuvent subsister ou non, assez indépendamment du désir de l'une et de l'autre.
La deuxième partie pose une notion fondamentale dans cet ouvrage : celle de la « trajectoire du désir » : cyclique pour les femmes, généralement assez linéaire pour les hommes. Le cycle du désir féminin est posé comme caractérisé par une forte chute au moment où le couple « s'installe dans ses meubles », et en particulier suite à la naissance des enfants, quitte à resurgir avec force dans le cadre adultérin. L'insatisfaction de la routine conjugale et ses causes, l'asymétrie dans la perception de l'infidélité de l'époux et de l'épouse, ainsi que les « questions techniques », c'est-à-dire la part que le clitoris, la pénétration, les préliminaires et autres grandes vérités (!) de sexologues peuvent avoir dans la question du plaisir, sont abordées dans cette partie.
Enfin la troisième partie, « Au cœur de la zone grise » part du postulat assez déconcertant que, malgré la libération de la parole sur la sexualité partout dans la société, il règne au contraire, au sein du couple, une grande réticence à exprimer une parole ouverte et directe sur les avatars du désir, non par pudibonderie ou par manque d'imagination, mais souvent par une conscience profonde et justifiée de la dangerosité du sujet au vu de la pérennité du couple. Les rires et les pleurs, les clarifications après coup, les tâtonnements, les formes de « résistance passive » prévalent. D'autant plus que, par un paradoxe qui n'est qu'apparent, la surabondance du discours sur la jouissance, qui semble d'abord libérateur pour les femmes, s'avère en fait normalisateur, source d'injonctions culpabilisantes et d'un surcroît de souffrances ; s'y ajoutent des facteurs discursifs carrément contradictoires par rapport au vécu et aux ambitions répandues : les aspirations, surenchères et quelques « suggestions » d'un certain féminisme, le discours médicalisant des sexologues, la prévalence de fantasmes « incorrects » émanant d'une littérature de romance hard et de la violence de certains documents audiovisuels, fantasmes fondés sur un « nouveau romantisme » du « mâle alpha » qui a pour conséquence, entre autres, de précipiter dans un profond désarroi les « hommes gentils », les « pères attentionnés », ceux qui évoluent dans la considération croissante de la partenaire et dans la recherche de l'égalité et du respect dans les deux sphères en tension que sont précisément le sexe et la répartition des charges domestiques... Le dernier chapitre de cette partie a trait aux « petits arrangements », qui se déclinent en : pratiques échangistes, polyamour et autres formes de « couple ouvert », et une série de verbes à l'infinitif : « Parler, Choisir, Négocier, S'accorder, Inventer »... En conclusion, sans doute décevante sur le plan de la théorisation : chacun a sa technique, aucune n'est une panacée, l'important étant de ne pas « sortir de la zone grise » en franchissant « la ligne rouge » de la violence et des regrets d'après-coup(s).
Cit. :
1. « Un couple, ne met pas aux prises deux inconnus qui négocieraient ouvertement leurs désirs et leurs intérêts ; il intègre deux personnes dans une interaction amoureuse. Je ne parle pas ici des élans de la passion, qui représentent une modalité un peu différente, mais de l'amour ordinaire, au quotidien, qui fonde la relation. Et qui est constitué par l'acceptation permanente de toutes les petites insatisfactions, le refoulement des agacements. Il ne peut exister de couple si l'on ne commence pas par tolérer toutes sortes de choses qui ne font pas spécialement envie. Ou, plus exactement, par refuser de penser à ce qui se révélerait ne vraiment pas faire envie si l'on y pensait réellement. » (pp. 52-53)
2. « Celui des deux partenaires qui sent le désir le quitter (en général, c'est "celle") est en proie à l'angoisse et se pose mille questions. Il est incité à reproduire le rituel de confirmation conjugale même si celui-ci l'attire moins, voire devient un peu pénible. De son côté, celui qui ne peut exprimer pleinement son désir a d'autant plus de mal à se censurer qu'il ressent la fragilisation du rituel comme une petite mort du couple. La situation devient particulièrement intenable et dure à vivre quand la divergence des désirs s'articule à une divergence quant au rituel de confirmation, c'est-à-dire quand l'un n'y accorde plus aucune importance symbolique, alors que l'autre, au contraire, le surinvestit. L'incompréhension est alors totale. » (p. 76)
3. « [Dans la première phase du « cycle conjugal »] Les femmes se donnent corps et âme dans l'aventure familiale, ne réservant qu'une portion congrue à leurs aspirations personnelles ; les hommes s'engagent plus qu'hier dans l'univers domestique, mais les choses avancent à la vitesse de l'escargot. Or, quand la divergence des désirs ouvre une situation de crise dans le couple, cette polarisation apparaît inversée. Les hommes s'accrochent au rituel de confirmation conjugale, déclarant à qui veut les entendre qu'il ne s'agit pas – ou pas seulement – de leur plaisir personnel, mais d'une volonté de redynamiser le couple, de revivifier le sentiment amoureux. Les femmes, au contraire, tentent de se dégager de cette emprise collective pour exprimer une souffrance, un refus, un rêve d'ailleurs, un besoin d'épanouissement individuel. » (p. 127)
4. « La femme, nous l'avons vu, après une longe période de sécheresse libidinale dans le couple, découvre soudain avec excitation que son corps peut redevenir vivant. Cela représente une rupture très forte dans son parcours de vie, souvent suivie d'une hésitation douloureuse à propos de la décision à prendre. Pour les hommes, la situation est plus simple. Il n'y a pas de rupture décisive. L'infidélité leur apparaît généralement comme une solution technique, au même titre que la masturbation, sans que cela remette en cause leur engagement conjugal. » (p. 145)
5. « L'autre temps, plus conjugal, de la sexualité n'est pas défini prioritairement par la recherche du plaisir, mais par la sensation étrange et grisante de ne faire qu'un. Sensation qui, bien qu'elle ne résulte pas obligatoirement de la seule pénétration, est malgré tout favorisée par elle – les témoignages des femmes comme des hommes l'illustrent abondamment. La copulation, qui porte en elle des millénaires d'archétypes toujours très puissants dans nos mentalités et qui s'articule à l'acte reproductif, ne peut être ignorée dans une quête métaphysique qui se joue autour du sexe. N'oublions pas que, du point de vue étymologique, "couple" et "copuler" ont la même racine. » (p. 166)
6. « [cit. de Jean-Claude Guillebaud, La Tyrannie du plaisir, (1998):] "Un extraordinaire tapage sexuel colonise aujourd'hui jusqu'au moindre recoin de la modernité démocratique. Plaisir promis ou exhibé, liberté affichée, préférences décrites, performances mesurées ou procédures enseignées à tout va : aucune société avant la nôtre n'avait consacré au plaisir autant d'éloquence discursive, aucune n'avait réservé à la sexualité une place aussi prépondérante dans ses propos, ses images et ses créations […] Le contenu proclame une liberté quand la surabondance signale un désarroi ; le message célèbre un triomphe, mais le trop-plein de mots trahit une inquiétude."
[…]
Le principe émancipateur trouve ses limites quand, par un retournement insidieux, il se convertit en norme hégémonique produisant à son tour un système de contraintes, des injonctions, des souffrances. […] Plus la fable de l'épanouissement remplit les colonnes et envahit les écrans, plus les femmes culpabilisent individuellement et se posent la question de leur normalité tandis que le désir décline dans la trajectoire conjugale. » (pp. 204-206)
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