Tristano annonce sa démarche dès les premières pages : tel l'éléphant qui, pressentant sa fin proche, convie un seul congénère à l'accompagner dans sa retraite solitaire hors du groupe, trottant dans la savane jusqu'à ce qu'il trace un cercle au sol où il pénétrera seul après ses adieux à l'accompagnant, le narrateur de ce monologue invite l'Écrivain à recueillir ses derniers propos. Propos décousus, visions fébriles surgies sous effet de la morphine administrée pour apaiser les douleurs d'une jambe gangrenée, qui se mêlent aux souvenirs de deux actes héroïques accomplis par Tristano durant la Résistance, sur la place d'un village de Grèce et dans les montagnes d'Italie, chacun en présence de l'une des deux femmes aimées. Fragments de réminiscences, anecdotes hétéroclites, obsessions récurrentes, scandés au rythme des injections d'une Frau allemande qui l'a accompagné depuis l'enfance dans cette villa de Toscane qui lui sert de « cercle au sol », ancestral, lesquels constituent le matériau d'un bilan de la vie du protagoniste. Mais qui en est l'auteur ? Le narrateur qui dès le début, de façon assez obscure, alterne la narration à la première et à la troisième personne ? Ou l'Écrivain qui avait déjà tiré un livre à succès du personnage du héros, guerrier de la liberté sans peur ni reproche ni hésitation ? Qui des deux s'attelle à déconstruire patiemment, méthodiquement les certitudes d'un personnage et par-delà lui, les concepts mêmes d'héroïsme, de fidélité et de trahison, d'idéaux, ainsi que les valeurs morales affichées dans l'après-guerre au vu de l'Histoire successive du pays, des « années de plomb » à la « politique-spectacle cathodique » de Berlusconi ? Le moribond, dans sa mauvaise humeur, sa douleur présente et ses amertumes de longue date, ses regrets et ses névroses anciennes, sape-t-il la bienveillance voire même une certaine tendance à l'identification de l'Écrivain par un ultime auto-sabotage ou bien veut-il prouver, presque ontologiquement, qu'une vie n'est pas circonscriptible en une biographie ?
La nomination elle-même pose problème dans ce roman : l'Écrivain, souvent interpellé n'est pas autrement nommé ; Tristano (sans parler de « je »), c'est peut-être davantage le prénom de son père que le sien propre, ou bien un pseudonyme de guerre tout comme Clark ou encore Cary, alors que son grand-père l'appelait Ninototo ; Daphne, c'est pour lui Mavri Elià ; Marylin, c'est Rosamunda ou même Guagliona – comme dirait un Napolitain ; la Frau s'appelle Renate et même le personnage très secondaire d'Antheos est rebaptisé Marios, parce qu'il lui fait penser à quelqu'un d'autre.
Tous porte à confusion, comme si l'époque devait désormais être caractérisée par le chaos. Le seul repère de temps, c'est un interminable mois d'août caniculaire. La langue et le déstructuration radicale du récit, à l'évidence, ont une fonction qui dépasse absolument l'idée initiale du monologue halluciné du mourant sous opiacés et de l'indécidabilité entre le verbe oral et le mot écrit. On peut adhérer ou non à la hardiesse du projet littéraire, se reconnaître on non dans les implications philosophiques qu'il sous-tend, on ne restera pas indifférent au style...
Cit. :
« Vanda è buona, una brava cagna, ha passato la vita sotterranea fino al collo. La caricarono di peso sul sedile posteriore, aveva i polpastrelli delle zampe ridotti in carne viva dall'andare.
[...]
Vanda pareva addormentata, ma non lo era, perché aveva un occhio chiuso e uno aperto, e con quello aperto fissava il portacenere pieno di cicche dello sportello posteriore come se fosse il povero aleph che le era concesso e in quel suo universo di mozziconi potesse scoprire il dio malato che l'aveva fatta nascere e i loschi misteri della sua religione. Lui, sbirciandola di sottecchi, intuì l'interrogazione in quella pupilla dilatata dallo spavento e le mormorò, una curva buia ti fa da padre, delle cicche masticate da figlio e un tempo che non è più quello da spirito santo, la trinità da cui dipendi è questa, cara Vanda, rassegnati, non c'è niente da fare. Non hai mai voluto figli, replicò Rosamunda come se parlasse della nebbiolina di calura che ballava sull'orizzonte, sempre il tuo sperma sulla pancia, in tutti questi anni, buttato via così, e ora è nata la mia Vanda, ma è tardi, troppo tardi. Morirà domani, rispose lui, però te la puoi tenere per la notte, cullarla come un figlio, darle anche il seno, se ti pare, meglio che niente, ho buttato via il mio sperma perché tu mentivi, così mentivo anch'io... » (pp. 19-20)
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