Clotilde, la narratrice à la première personne de cette autofiction, est convalescente dans une institution psychiatrique lorsqu'elle entreprend, dans un récit rédigé pour des raisons thérapeutiques, de parcourir les étapes du harcèlement professionnel dont elle a été victime au sein de l'entreprise où elle occupe le poste de directeur commercial, et qui l'a conduite là où elle se trouve.
Dans une alternance bien menée entre les deux contextes spatio-temporels, le texte est construit de façon classique en trois phases : une « anabase » qui, dans les chapitres 2 à 4, décrit l'expérience entrepreneuriale précoce et les invariables succès personnels, professionnels, familiaux de la protagoniste, notamment dans l'entreprise qui sera le théâtre du drame ; une « catabase » où se déroulent les actes et les conséquences de son burn-out provoqué par la survenue d'un manager toxique, Karl qui, acharné à sa chute, provoque méthodiquement sa destruction psychique ; une « palingénésie » qui, dans les quatre derniers chapitres – à partir du 12 : « Sortir des décombres » –, narre le processus de sa guérison en même temps que le déroulement de l'action légale qu'elle initie pour la reconnaissance des préjudices subis.
Au cours de ces trois parties, au-delà de la trame des événements, l'on constate une considérable métamorphose du personnage de Clotilde, c'est-à-dire une prise de conscience de soi, du fonctionnement de son entreprise et, par-delà, une vocation à dénoncer des dysfonctionnements plus communs et structurels propres à un certain management actuellement en vigueur.
La Clotilde de la première partie, pour le dire crûment, est un personnage tellement chevillé à la doxa idéologique du succès qu'elle résulte carrément odieuse : tout semble lui réussir sans difficulté, jusque dans la sphère privée – mari riche et séduisant, filles merveilleuses, « maison en meulière de 1890 située sur le flanc d'un coteau », réconfort de la foi chrétienne, sans oublier le chien (pour paraphraser J. K. Jerome), tous les signes de la réussite professionnelle et matérielle permettant son identification au rôle de « Wonder Woman »... La reconstitution ex post de ce paysage idyllique sert sans doute la fonction de souligner, peut-être de façon presque caricaturale, l'importance de l'action dramatique comme catalyseur de la prise de conscience. Néanmoins, dans ces pages, même le style semble légèrement plus immature, sur-adjectivé, comme issu de la pratique d'ateliers d'écriture à visée littéraire : les images sont convenues et l'adhésion de l'héroïne aux « valeurs sociales partagées » est inconditionnelle.
Commence-t-elle à desceller ses yeux lorsque, à l'occasion de « l'impressionnant séminaire » annuel organisé aux Pays-Bas par la maison-mère, l’ostentation du credo religieux de sa hiérarchie entrepreneuriale eût pu entre comprise comme hypocrisie, fumisterie, poudre aux yeux ? À peine.
La réaction d'une dirigeante ambitieuse et totalement acquise aux idéaux productivistes soumise au rabaissement, au dénigrement, à la diffamation, à la placardisation et enfin à mille et une formes d'humiliation passe-t-elle nécessairement par un redoublement de ses efforts et de sa motivation à la tâche, dans une spirale mortifère qui la conduit à l'épuisement et à la perte de toute capacité d'autodéfense ? L'issue de cette chute ne peut-elle être autre que la dégradation de la santé physique et psychique, pouvant mener jusqu'au suicide, à cause de l'abandon de toute estime de soi ? S'accompagne-t-elle forcément de l'isolement dans le milieu professionnel et enfin de la trahison de bon nombre de ses collègues ?
En tout cas, le parcours de la catabase de Clotilde est décrit de façon très crédible au fil des pages, dans lesquelles le pathos qui eût été facile dans un déroulement chronologique est évité par les allers-retours entre les lieux de prise en charge psychiatrique et les remémorations des épisodes traumatiques, entre les cauchemars qui sont peut-être même des hallucinations (le doute est habilement entretenu en créant des interstices d'incohérence dans la parole de Clotilde) et la reprise de pied durant la convalescence, ponctuée par les rencontres avec les membres de sa famille, ses proches, les soignants, les autres patients, enfin les avocats ; ainsi s'enchevêtrent deux dynamiques émotionnelles inverses : celle des affres d'avant, celle des espoirs de l'après.
Dans la troisième partie, nous faisons connaissance avec une Clotilde animée d'une lucidité saine et réaliste, qui est contrainte de se remémorer les employés qu'elle a elle même licenciés parfois à la demande de son ancien supérieur, qui a compris et appris à faire face autant à ses failles de toujours, à ses vulnérabilités qui ont permis à son agresseur de l'atteindre, qu'à ses capacités de réaction, sans doute plus limitées qu'une abstraite lutte contre l'Injustice, voire même qu'une concrète mise de son persécuteur hors d'état de nuire, mais néanmoins bien réelles, sous forme de recouvrement de sa dignité et d'une démarche pédagogique envers le lectorat qui ne serait pas encore sensibilisé à la problématique de la souffrance au travail, qui fait encore l'objet d'une épaisse omerta. Parallèlement, on peut donc assister à une maturation de l'écriture dès lors qu'elle cesse de n'être qu'outil thérapeutique personnel pour se convertir en témoignage à usage d'autrui.
Je remercie donc Babelio ainsi que les éditions Eyrolles de m'avoir fait découvrir cet ouvrage en avant-première.
Cit. :
1. « - Pourquoi s'en est-il pris à vous, à votre avis ?
Quelle importance ?
Essayez de répondre à la question, s'il vous plaît.
Je hausse les épaules.
Parce qu'il voulait mettre quelqu'un à mon poste ? Parce qu'il déteste les femmes au pouvoir ? Comment le saurais-je ?
Essayez de voir plus loin. Pourquoi vous, Clotilde ? Qu'a-t-il décelé en vous qui lui a permis de prendre l'ascendant ?
Je saisis enfin où il veut en venir. Cette réponse, j'en ai pris conscience en écrivant mon récit, mais je ne l'ai encore jamais prononcée à voix haute. C'est plus difficile que je l'imaginais. » (p. 116)
2. « Tantôt, la colère prenait le dessus, tantôt je basculais dans la honte ou les regrets de toutes sortes : celui de n'avoir rien compris aux multiples manipulations, de m'être si mal défendue, d'avoir accepté toutes les humiliations. Plus forte encore fut la souffrance du désespoir : celui de ne pouvoir me protéger, mon impuissance à prouver les abus et la toxicité de Karl. J'étais certaine, à présent, qu'il avait été désigné président précisément pour nettoyer l'entreprise d'un certain nombre d'éléments. Quinze employés avaient déjà démissionné : n'importe qui s'en serait inquiété. Il avait le soutien total de la direction. Autrement dit, il était intouchable. Et bien trop rompu à l'art de la manipulation pour laisser d'autres traces que ma simple parole. » (p. 161)
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