[Nelly Arcan de l'autre côté du miroir | Marguerite Paulin, Marie Desjardins]
Je voue une immense admiration à Nelly Arcan. On a pu la comparer à Virginie Despentes, que j'ai estimée aussi, à Christine Angot et à d'autres : j'ai le sentiment que, plus difficile à saisir par le côté philosophique de sa prose violente, plus novatrice dans l'invention de cette fameuse autofiction, elle avait raison de se savoir victime d'un malentendu : « Énormément de gens ont aimé Putain, dit-elle, mais personne ne l'a lu jusqu'au bout. » (cit. p. 284). Obnubilés par son apparence – tout comme elle l'était elle-même, voire parce qu'elle l'était – les autres, lecteurs, critiques, éditorialistes n'ont cessé de questionner son corps, l'usage qu'elle en avait fait, plutôt que ses idées. Dénonçait-elle avec violence les extrémités abominables de la condition féminine, il était plus facile, plus évident, de constater qu'elle s'y vautrait elle-même, dans ces abominables extrémités, semblait même, ô horreur, en retirer du plaisir. Dès lors, comment, sinon par le suicide, parvenir à faire entendre le tragique de sa condition, le sérieux de sa réflexion, si ses choix de vie se conformaient autant à tout ce qu'elle vomissait au fil de ses écrits ? Personne n'a envie de prendre au sérieux la détestation de soi, l'abrutissement par le sexe, par la consommation compulsive de marchandises féminines futiles de luxe, par l'obsession de son corps supplicié par la chirurgie esthétique et autres tortures, par de multiples addictions toxiques, les rave parties et les relations sentimentales destructrices. Soit on dénonce, avec une indignation sobre de bon aloi, soit on pratique, et alors la dénonciation perd en crédibilité et en bonne foi : tertium non datur. Même la déclaration de folie que représente le titre de son deuxième ouvrage, Folle, ne saurait convaincre si elle émane d'une femme trop jeune, trop sexy, trop conforme aux diktats du genre et de la mode, trop facilement humiliée par son accent québécois « à chier » lorsqu'elle est donnée en pâture à un Thierry Ardisson sur un plateau télé parisien... Peu importe alors d'avoir été publiée au Seuil : le public achète le premier titre, mais ne se donne pas le mal de comprendre, de penser !
Cette biographie est excellente : bien écrite, elle restitue une histoire de vie contribuant à la compréhension en profondeur d'une auteure et d'une pensée, avec peu de jugements (hormis ceux que je reproduis in extenso dans ma cit. 2), sur un ton conforme à l’œuvre, voire avec ses propres mots plus souvent que ne le signalent les guillemets. Les chapitres sont courts et incisifs. Après les deux premiers qui relatent la décision de la publication du premier manuscrit, ils se suivent de manière chronologique, à partir de l'enfance d'Isabelle Fortier. Le premier ouvrage n'apparaît environ qu'à la moitié de la biographie, et ensuite l'équilibre est gardé entre l'histoire de la création et celle de la vie. Les fréquentations de l'auteure ne sont pas étalées ni des révélations livrées sur sa vie privée, à l'exception de la circonstance que l'éditeur parisien, Bertrand Visage, et surtout le psychanalyste de Nelly Arcan s'avèrent avoir été pour elle de vrais amis fidèles qui l'ont aidée et accompagnée jusqu'au bout : leur part est importante dans ce livre qui restitue ou imagine aussi de nombreux dialogues avec eux. Dans cette chronologie, il est appréciable que le doute plane longtemps sur l'antériorité de l'inscription en faculté à Montréal ou bien de son exercice des professions liées au sexe (mannequin érotique, puis escorte). L'alternance entre phases euphoriques et phases dépressives de la brève existence de l'auteure disparue à l'âge de 36 ans, et leur mise en relation avec la création et la réception de son œuvre sont très explicites.
Je regrette, toutefois, que ses trois derniers titres : À ciel ouvert – son premier roman –, L'Enfant dans le miroir – sorte d'anti-conte pour enfants illustré –, et Paradis clef en main – roman anticipant son suicide, complété mais publié posthume –, n'apparaissent qu'aux 5/6 de la biographie, qu'ils soient donc expédiés très vite, presque précipitamment, sans parler du recueil posthume, « qu'on extirpera de ses cendres » (p. 297), intitulé : Burqa de chair, qui n'est que mentionné. De fait, seuls les deux premiers livres ont la part belle. Peut-être ces autres ouvrages n'ont-ils plus tellement compté dans la vie de leur auteure, peut-elle l'ont-ils simplement précipitée vers son abîme de déceptions et de désespoir. Peut-être eût-il été impudique de trop s'attarder sur cette dernière période sombre...
Cit. :
1. « Démarquer le vrai du faux ! Nelly Arcan éclate de rire en elle-même. Elle est bien plus futée que ça. Elle a souvent, d'ailleurs, une espèce d'allure de petit lutin, de schtroumpfette, un éclat insolite comme si elle sortait d'une fable ou d'une forêt enchantée. La vérité, c'est qu'elle est très vieille dans son enveloppe de jeune femme. Derrière elle, il y a des milliers d'années d'existence. "Oui, répond-elle, avec son petit sourire craquant, vraiment sympathique, cette femme c'est moi." Mais quand elle dira cela, elle ne fera que reprendre l'illustre déclaration de Gustave Flaubert : "Madame Bovary, c'est moi !" Nelly avait des lettres, des références, elle n'était pas un électron libre. En elle, il y eut toujours une étudiante appliquée, aspirante chercheuse, une étonnante analyste. » (p. 26)
2. « Nelly a beaucoup travaillé dans sa vie. Petit soldat du sexe, petit soldat des études, petit soldat de l'écriture. Dans Putain, le plus achevé de ses ouvrages, même si Folle est encore plus acéré, elle a livré une immense description de la femme. Un tableau magistral. À faire pâlir un certain nombres d'intellectuelles occidentales bardées de diplômes et fortes de leurs encyclopédies trop souvent illisibles, pour ne pas dire indigestes et soporifiques, ou encore de leurs essais et de leurs romans abscons et arrogants. Nelly, elle, a su faire en sorte que beaucoup d'hommes lisent sa description de la femme alors que la plupart d'entre eux gerbent à l'idée même d'ouvrir un livre de celles qu'on appelle les "féministes". […]
[Nelly] les défend toutes, les femmes, depuis les temps anciens jusqu'à ses jours à elle, les décrivant sans aucune complaisance, clairement. Une somme sur la femme, elle a écrit, Nelly.
En cela, elle avait le rare le rare bon côté des universitaires honnêtes, vraiment convaincus et humbles. Elle cherchait vraiment, analysait vraiment, ré-flé-chis-sait. Penser, penser, cela revient sans cesse sous sa plume et dans ses propos. Elle déplore, elle souffre à mort que la société – comme la femme, d'ailleurs – se vautre dans sa banalité, son ignorance, sa laideur, sa médiocrité, ces codes tout faits auxquels on doit obéir sans se poser de questions. Nelly vomissait tout cela. Elle était, à sa façon, une historienne de la femme, une scientifique de la femme, un chercheur avec sa panoplie de preuves à l'appui, années d'expérience en laboratoire, sur le terrain. » (pp. 265-266)
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