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[Europolis | Jean Bart]
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Posté: Sam 29 Fév 2020 23:04
MessageSujet du message: [Europolis | Jean Bart]
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Quelle heureuse surprise que d'avoir découvert, dans ce roman publié par le Roumain Eugeniu Botez en 1933, un exemple parfait de production littéraire de la lévantinité ! La culture levantine, que j'ai étudiée pendant plusieurs années, je la connaissais autour de la Méditerranée orientale et méridionale, de Salonique à Tunis avec pour épicentres Constantinople et Smyrne et Alexandrie d’Égypte, mais je soupçonnais à peine qu'elle remontât du côté de la Mer Noire, en particulier dans le delta du Danube. Ce livre est une fresque de la petite ville portuaire de Sulina, datable sans doute dans les années 1915-1916 (« quelques années après l'assassinat du roi Georges de Grèce » et avant la déclaration de guerre des Empires centraux à la Roumanie, événement qui n'est cependant pas mentionné), laquelle, de levantin, possède toutes les caractéristiques : d'être une « échelle du Levant » où échouaient toutes sortes d'individus liés à la mer et méprisés de leurs compatriotes, en quête d'une nouvelle vie et d'argent facile ; de posséder en son sein une forte communauté grecque (que personnellement je me garderais bien d'appeler hellène...) ; d'héberger aussi des institutions quasi-coloniales de ressortissants des pays d'Europe occidentale (grâce aux Capitulations ottomanes et, dans le cas présent, à une organisation internationale issue de la Guerre de Crimée nommée Commission européenne du Danube, qui siégeaient effectivement à Sulina et garantissait les intérêts européens, surtout franco-britanniques, relatifs à la navigation fluviale) ; de nourrir enfin une proximité géographique, culturelle, de mœurs et de mentalités avec Constantinople, ou plus précisément avec Pera, Galata, Thérapia et autres quartiers européens de la capitale ottomane.
Mais ce roman n'est pas levantin uniquement parce que son cadre et ses personnages le sont, l'emblème étant naturellement Penelopa : c'est une expression fidèle de la levantinité de cette époque-là : dans le récit – une histoire d'immigration malheureuse –, dans l'attention que la levantinté a portée sur elle-même et son milieu socio-urbain, sur son organisation juridique, sociologique et démographique cosmopolite unique dans l'Histoire, dans le titre même, qui peut surprendre et même fourvoyer quiconque ne soit pas familier de la levantinité, enfin et surtout dans le style, très bien rendu dans une traduction qui le rend parfaitement reconnaissable, déjà désuet et nostalgique dans les années 30, bientôt faîte de la production littéraire levantine mais aussi, paradoxalement, sommet de la prise de conscience de son propre déclin et de sa disparition imminente. (Ma thèse est que cette conscience a également constitué, pour une part importante, une prophétie auto-réalisatrice). J'aimerais connaître davantage l'auteur pour vérifier ses liens personnels avec le monde levantin qu'il décrit, mais je suis prêt à parier qu'a minima il a dû passer plusieurs années dans les lieux et le milieu qu'il décrit dans ce roman de sa maturité. En en lisant certaines pages, j'ai cru lire des passages de Autour des tables de Bridge ou de Les Derniers Levantins d'Angèle Loreley (Angela Ruta épouse Karasu, de son vrai nom), ou de Quand Beyoğlu s'appelait Pera ou de Vieilles gens vieilles demeures de Saïd Duhani, ou encore de L'Orient qui s'éteint ou de Turcs d'hier et d'aujourd'hui de Willy Sperco...
C'est donc ce style, qui sonne juste et vrai, jusque dans ses accents qui nous paraissent odieusement misogynes aujourd'hui, qui m'a interpellé le plus. La tragique histoire de l'héroïne, sublime créature venue des Antilles, avec son exotisme couleur d'ébène et son petit singe, ainsi que celle de son père m'a interpellé selon la perspective du double crime qu'a été leur mauvaise réception. Ils s'attirent la haine de la communauté à cause des attentes déçues que cette dernière s'était faites au sujet de leur richesse ; les habitant ne peuvent supporter de s'être trompés dans leur pronostic que l'Américain rentrerait au bercail avec une bourse comble de dollars ; en somme, ils punissent de calomnie, d'ostracisme et enfin de mort ceux qu'ils n'ont pas réussi à escroquer à souhait. Mais plus généralement on peut affirmer que, dans une micro-société imprégnée par le sentiment palpable qu'elle est sur le point de péricliter, le nouveau venu, fût-il un enfant du pays, ne parvient plus à « être assimilé », il reste l'Américain puis devient le bagnard, le fuyard, le cannibale, en fait l'auto-projection parfaite de la vraie nature de ses bourreaux, à moins que cette « assimilation » ne s'opère par le bas de l'échelle sociale et morale, par la contrebande de céréales, par le cabaret « Englitera », mais à un prix insupportable pour les corps-esprits du vieux Nicola et de la belle Evantia. La levantinité s'effondre au moment où elle se rend incapable de « levantiniser » les nouveaux venus hormis par le plus bas de son échelle sociale et morale : une belle leçon que nous n'avons pas fini d'apprendre par rapport à nos migrations d'aujourd'hui...

Merci merci merci à la traductrice qui m'a fait ce don d'amitié.


Cit. :


« Quelle stupéfaction dans le port, quand un beau jour on vit l'Américain boire un café à bord du yacht de la Commission européenne du Danube, tandis qu'Evantia jouait au tennis sur le cours situé devant le palais de la Commission !
Fait banal et sans importance, aurait pensé l'étranger qui n'aurait jamais fait halte aux portes du Danube.
En revanche celui qui débarquait, ne serait-ce qu'une heure, sur cette étroite langue de terre, ne comprenait que fort bien l'importance et la rareté du cas, événement probablement unique dans le protocole de la Commission et dans la vie du petit port cosmopolite à l'embouchure du grand fleuve. » (p. 82)

« Toutes les nations, toutes les races se rencontraient ici. Toute la lâche levure du Levant fermentait en fraternisant avec l'altière puissance britannique, anéantie, droguée par les flots d'alcool.
Les Grecs, beaux parleurs facilement inflammables, trituraient jour et nuit entre leurs doigts nerveux les cartes à jouer noircies et crasseuses. Les Turcs, Lazes et Kurdes d'Anatolie sirotaient leur café, silencieux et graves. Les Roumains, leur eau-de-vie devant eux, toujours révoltés, fomentaient des plans de combat et de grève. Les Arméniens pâles, souillés par la poussière de charbon, s'attardaient en silence devant leurs verres de thé. Les pêcheurs lipovènes versaient du raki dans leur assiette et le flambaient avec une allumette. S'il ne s'enflammait pas, ils le repoussaient avec indignation. » (pp. 245-246)

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