Je ne connaissais François Roustang que par les deux entretiens (1983-2008) réalisés par Daniel Friedmann et Jérôme Blumberg et publiés dans le coffret de DVD documentaires intitulé « Être psy » (2009). Dans ce document vidéo qui a pour démarche de montrer l'évolution des plus grands noms de la psychanalyse française en un quart de siècle, j'avais appris que l'ancien jésuite en rupture avec Vatican II, devenu psychanalyste très influencé Lacan, avait commis entre-temps une seconde apostasie en se convertissant à l'hypnothérapie ; mais, à cette occasion, il semblait défendre l'idée d'une descendance inavouée (refusée) entre cette pratique que Freud n'aurait jamais complètement abandonnée et le fonctionnement même de la psychanalyse.
Dans cet essai, la rupture est beaucoup plus nette. Ce que j'ai lu ici s'apparente, me semble-t-il, à une métaphysique de la thérapie, qui inverse les principes de la psychanalyse et refuse jusqu'au concept de psychisme. L'hypnose, dont toute définition paraît impossible, n'y est pas une simple technique, mais constitue à la fois le moyen et le contenu d'une métamorphose souhaitée pour tout être humain, entre sa perception et une autre expérience qualifiée de « perceptude », afin de se libérer de la plainte, d'accéder à une dimension de plénitude dans sa condition de vivant, et donc, accessoirement, de parvenir à la guérison des maux psychiques et physiques conçus comme autant d'obstacles dans la relation avec soi-même, avec les autres, avec l'environnement voire le cosmos tout entier. Voici le point de rupture le plus radical avec la psychanalyse : « Or le passage d'un mode de perception à l'autre ne peut se faire que par la cécité de la conscience réfléchissante et par la dissolution du vouloir. » (p. 105).
La transe hypnotique, et en particulier la « confusion » qui l'induit, permet de « déranger la perception » en se sentant « Partout à la fois » (titre du ch. Ier). Le geste, celui dans lequel la transe s'est traduite, est libérateur dans la mesure où il est soumission à la force de vie.
La pensée, et en particulier l'auto-réflexion, est nuisible car elle enferme dans la séparation de soi avec la totalité, celle aussi honnie et pathogène entre le corps et l'esprit, et parce qu'elle reproduit et installe les obstacles à la relation qu'il faut soigner :
« Ne plus penser, c'est ne plus avoir de pensées distinctes, les laisser se mélanger les unes aux autres, ne pas leur permettre d'émerger selon des contours précis, et chaque fois que l'une d'elles risquerait de se former dans sa différence, l'effacer. En d'autres termes il s'agit de cultiver la confusion. Or, à la faveur de cette confusion, la pensée se rend meuble et souple, elle s'insinue dans le corps pour ne plus s'en distinguer. » (p. 45)
J'ai été particulièrement attentif à la radicalité par laquelle Roustang envisage désormais le problème du langage, clé de voûte de la pensée lacanienne :
« […] comment est-il possible de surmonter ou de contourner ce que Lacan nommait "le mur du langage" ?
Par une procédure à double face : soit user des mots pour abolir le sens de telle sorte que le geste libère de leur tyrannie, soit rendre les mots au geste même, c'est-à-dire dissoudre le sens en le rendant au corps. » (p. 57)
En somme, par l'hypnose, soutient-il, le langage « prend corps » (ch. 2 : « Être convenablement assis »).
Ensuite il s'attelle à la relation entre hypnothérapie et comportementalisme. « Le changement thérapeutique n'est rien d'autre qu'un changement de comportement » (p. 69) lance-t-il en guise de provocation, mais à condition de ne pas entendre le comportement comme le fait le comportementalisme, mais comme un ensemble de relations. Le comportement, ainsi est « non spécifique » (ch. 3) ; et de même la thérapie se doit de l'être, alors que le thérapeute est réduit au rôle de « porte-voix » nécessaire d'un patient qui est l'acteur de sa propre mise en mouvement :
« Ne serait-ce pas là le facteur non spécifique, c'est-à-dire commun à toutes les formes de ce que l'on persiste à nommer psychothérapie ? […] on pourrait le définir de la façon suivante : il est le mouvement produit par le thérapeute qui met en mouvement l'existence du patient figée en un ou plusieurs endroits. » (p. 86)
Mais l'auteur va plus loin : afin que la guérison soit pérenne, le thérapeute et le patient doivent partager l'intime conviction que « le problème [est] supposé résolu », que le « visiteur » est « un bien portant qui s'ignore ». L'obstacle principal est envisagé comme « le refus du bonheur », qui est un élément de discours, une construction idéologique, qu'il incombe à la force motrice du corps de rectifier : comme en avait eu l'intuition Mesmer avec son magnétisme animal et comme le provoque la danse (« Intermède »).
Dernier argument de la démonstration :
« L'homme ne se distingue pas en premier lieu des animaux par le langage, par la création de concepts ou par la réflexion ; il s'en distingue parce que, d'abord et avant tout, il perçoit le monde dans sa totalité et ses différences, ce qui équivaut à dire, comme on l'a vu, qu'il établit des correspondances ou qu'il invente des liaisons. En d'autres termes l'individu humain manifesterait l'appartenance à son espèce par son pouvoir poétique. » (p. 145)
Il est question dans ce ch. 5 (« L'élémentaire du vivre ensemble »), du fondement du lien social : non pas une transcendance religieuse ni un accord confirmé sous forme juridique mais la capacité que possède le nouveau-né de percevoir la totalité du monde et de se reconnaître dans l'espèce. Au passage, et après avoir établi que l'hypnose relève davantage de la veille que du sommeil, cette perception et expérience de la totalité, « vers la perceptude », constitue à la fois une spiritualité et un quotidien ; ainsi l'hypnose peut avoir une dimension quotidienne et banale (ch. 6 : « Le spirituel au quotidien »).
Dans le ch. 7, « Éloge de la plainte », il est question de la résistance à ce que l'on pourrait appeler une « vocation » (mais le terme n'est étonnamment jamais employé), telle qu'elle se manifeste en particulier chez les prophètes (bibliques) et chez les artistes.
Enfin le dernier ch. (8 : « La passage à la vie ») est la conclusion logique de la démonstration qui qualifie d'« exercice d'assouplissement » cette acceptation de et soumission à la « poussée » de la vie, de cette puissance irrésistible qui, de fait, est érigée à une véritable métaphysique animiste. Une dernière petite touche consiste dans un vibrant éloge du darwinisme, dans son intuition de la nature aléatoire de l'évolution.
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