Pamuk revient sur le thème de la dialectique Orient-Occident ; et une des façons de l'envisager, ce sont deux mythes archétypaux : le grec d'Œdipe et le persan de Rostam et Sohrâb – deux confrontations entre père et fils ; mais alors qu'en Occident le fils tue le père, en Orient c'est l'inverse ; les remords sont identiques, mais le meurtrier n'est pas puni, ce qui change tout, naturellement. Et puis il y a Jocaste, bien sûr, qui est trop indigeste en Orient...
La narration à la première personne du héros de ce roman, Cem Çelik, est une synthèse moderne de ces deux mythes, ainsi que leur mise en abîme par le protagoniste sur lui-même et dans une interrogation sur la Turquie contemporaine. Le roman se développe en trois parties assez nettement distinctes, même stylistiquement : la première est un récit initiatique, où Cem adolescent vit l'abandon de son père, ancien militant gauchiste, et fait l'expérience d'une filiation par procuration, ou projective, dans la personne du maître puisatier Mahmut dont il se fait l'apprenti pendant quelques semaines. L'initiation de Cem est aussi un éveil des sens et de l'érotisme, grâce à la Femme aux Cheveux roux, qu'il découvrira actrice d'une compagnie itinérante de théâtre populaire engagé, et qui, sous son chapiteau, lui illustrera en premier la scène de Rostam tuant son fils Sohrâb. À la fin de cette première partie, Cem a de bonnes raisons de croire qu'il peut s'identifier à Œdipe par rapport à Laïos – alors que le lecteur a l'intuition que l'identification fonctionne plutôt par rapport à Jocaste...
Sans solution de continuité, et sans bouleversement biographique, Cem devient adulte dans la deuxième partie : il retrouve son vrai père en même temps qu'il se marie, sa vie professionnelle s'épanouit sans entrave. Mais sa femme et lui n'ont pas d'enfant, et le couple s'engage autant dans une réflexion philosophique et artistique sur les deux œuvres de Sophocle et de Ferdowsi (et leurs représentations), que dans le développement de leur entreprise commune de BTP qui, l'urbanisme stambouliote et les spéculations foncières politico-mafieuses aidant, prospère sous le nom prophétique de Sohrâb.
Mais le passé rattrape Cem, avec un crescendo de suspense qui le conduit de nouveau vers une identification à l'un ou à l'autre des héros de ces mythes antiques. La deuxième partie, qui devient haletante dans ses dernières pages, ne dissout pas entièrement le mystère.
Enfin, la troisième partie représente le point de vue de la Femme aux Cheveux roux, qui apporte, avec quelques vérités et quelques mensonges percés par le lecteur, non seulement le dénouement de l'intrigue, mais également une perspective féminine complémentaire – et fort dramatique pour le personnage féminin – de ces mythes de parricide/filicide ainsi que sur les conditions de vie des militantes marxistes (femmes) avant et après le coup d’État de 1980, ce qui donne une image assez peu flatteuse du féminisme des mouvements révolutionnaires de gauche de l'époque en Turquie.
Cit. :
« - Mon père nous a quittés, dis-je.
- Il n'a donc pas rempli son rôle de père auprès de toi. Tu n'as qu'à t'en trouver un autre. Nous avons tous plusieurs pères dans ce pays : la patrie, Dieu, les militaires, les chefs de la mafia... Personne ne peut survivre sans père ici. » (p. 109)
« - Celui qui se livre à un tel acte ne pense pas aux conséquences, dit mon fils. Il t'est impossible d'être libre si tu réfléchis aux conséquences. La liberté, c'est l'oubli de l'histoire et de la morale. Tu n'as pas lu Nietzsche ?
Je pris le parti de ne pas répondre. » (p. 261)
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