L'intervention armée soviétique en Afghanistan déclencha une guerre longue : 1979-1989, et particulièrement féroce, que l'on compare à raison avec celle que les États-Unis ont livrée au Vietnam. Dès le retrait des troupes, tirant sans doute avantage de la Perestroïka et se rendant aussi sur place, Svetlana Alexievitch s'est attelée à son activité littéraire déjà expérimentée dans deux ouvrages précédents et qui lui vaudra ensuite le prix Nobel (2015), entre autres récompenses, pour son célèbre et magistral La Fin de l'homme rouge (2013) : la cueillette d'un nombre très important de témoignages, et leur réécriture juxtaposée sans commentaire, restitution littéraire d'entretiens oraux sous forme de « récit documentaire » ou de « genre des voix », comme elle qualifie son travail. Les témoins sont des anciens combattants de l'Armée Rouge, gradés ou non, appelés ou volontaires, y compris des femmes infirmières pour la plupart, rentrés indemnes ou plus souvent mutilés et en tous cas physiquement et psychologiquement atteints, ainsi que des mères et des veuves de soldats tombés au front. Paroles de victimes soviétiques.
Leurs représentations de leur expérience ont mis en évidences tous les aspects les plus abominables d'une guerre, mais également les plus inconnus de l'opinion publique jusqu'alors. En effet, si la propagande soviétique et un militarisme toujours puissant en URSS avaient longtemps minimisé voire occulté tout le côté guerrier des opérations, insistant plutôt sur le « devoir internationaliste » d'une armée « à effectifs limités » occupée principalement à des actions humanitaires et de coopération avec un « peuple frère », au point de cacher jusque les « cercueils de zinc » et de faire disparaître les soldats blessés, si l'univers militaire retranché et imperméable fourguait comme partout ses valeurs d'héroïsme guerrier, de virilisme et d'omerta, la société civile, pour sa part, au fil du temps, avait acquis la conviction que cette campagne afghane était au mieux une « erreur politique », au pire une atrocité doublée de corruption et de trafics en tous genres. Les jeunes congédiés se trouvaient donc, souvent, dans une situation assez semblable à celle de leurs arrière-grands-pères démobilisés de la Guerre de 14-17 : aliénés.
Leurs témoignages, pour le coup, parlent de tout autre chose : de survie, de peurs, de privations, de mutilations parfois volontaires, d'incommunicabilité, d'intimité avec la mort, d'appétence pour la cruauté, de psychismes détraqués, de sentiments à la fois plus primaires et infiniment plus intenses. Les abjections typiques de toute guerre mais spécifiques à celle-ci, avec tous les détails abominables que des mémoires récemment traumatisées sont capables d'évoquer, sont donc représentées ici de façons diverses et sous des angles qui, à la parution, étaient inattendus de tous : lecteurs, écrivaine et d'une certaine manière témoins eux-mêmes. Ce qui leur semblait unique et singulier en le racontant en guise de confidence apparaissait désormais au grand jour, publié noir sur blanc, comme une expérience partagée, commune dans son horreur. Inacceptable. Méconnaissable. Une trahison.
Cela ne manqua pas de provoquer un reflux d'hostilité déversé principalement contre l'auteure et son premier éditeur, et qui aboutit en 1993 à un procès incroyable et exténuant, intenté à l'encontre de l'écrivaine, pour avoir « porté atteinte à l'honneur et à la dignité » des protagonistes du livre. Certains de ces derniers, ou des membres de leur famille, se repentirent en effet de leurs propos, ou ne s'y reconnurent plus, et mirent en cause la fidélité de l’œuvre par rapport à leur parole.
Le texte du livre originaire, divisé en trois « Jours », et qui constitue plus de deux tiers de l'ouvrage, plombe le lecteur dans un état d'avilissement proportionnel à la vivacité des mémoires guerrières ; son « Épilogue », à partir des « Extraits de mes notes de travail postérieures à ce livre », traite surtout des documents relatifs au procès de 1993, sur un peu plus de 100 pages. Cette seconde partie, tout à fait complémentaire, apporte des lumières très intéressantes à la fois sur les interrogations littéraires et sur le rôle de l'engagement de l'intellectuel devenu un néo-dissident post-soviétique, sur la question notamment de la liberté de manœuvre d'un auteur de « récits documentaires » vis-à-vis de ses témoins ; et à la fois sur la société tout entière, dans sa manière de recevoir une « vérité historique » en élaboration, réception qui s'avère bien... « dialectique » ! La vérité ici, devient une affaire de loyautés contradictoires, de narrations diversement acceptables selon la personne qui s'en fait la locutrice. Et naturellement, le jugement devient aussitôt un procès politique.
Cit. :
« Je me rappelle qu'en sixième ou en septième, le professeur de littérature russe m'a fait venir au tableau :
- Qui est ton héros préféré : Tchapaïev ou Pavel Kortchaguine ?
- Huck Finn.
- Pourquoi Huck Finn ?
- Quand il s'est posé la question s'il devait livrer Jim, le nègre en fuite, ou brûler en enfer, Huck Finn s'est dit : "Tant pis, je brûlerai en enfer", et il n'a pas livré Jim.
[…]
Près de Baghran, nous sommes entrés dans un kichlak, nous avons demandé à manger. Selon leurs lois, ils n'ont pas le droit de refuser une galette à un homme qui entre dans leur maison et qui a faim. Les femmes nous ont fait asseoir à leur table et nous ont nourris. Après notre départ, le village a lapidé à mort ces femmes et leurs enfants. Elles savaient qu'elles seraient tuées, mais elles ne nous ont pas chassés. Et nous qui arrivions avec nos lois... On entrait dans les mosquées sans nous découvrir... » (pp. 61-62)
[Extrait de [s]es notes de travail postérieures à ce livre]
« Je découvre le monde à travers les voix humaines. Elles me fascinent toujours, m'étourdissent, me charment. J'ai une grande confiance dans la vie. Telle est sans doute ma façon de voir le monde. Au début, j'avais cru que l'expérience de mes deux premiers livres, tous deux appartenant à ce "genre des voix" […] me serait une entrave dans le cas présent, je craignais de buter sans cesse sur du déjà dit. Inquiétude sans objet : la guerre en Afghanistan n'a rien à voir avec l'autre. […]
Ici, ce sont des gamins qu'on a arrachés à la vie ordinaire, à leur école, à leur musique, au dancing, et qu'on a jetés dans l'enfer, dans la boue. Des garçons de dix-huit ans, qui venaient juste de sortir de leur classe terminale et auxquels on pouvait faire croire n'importe quoi. C'est plus tard qu'ils se mettent à réfléchir, à se dire : "Je suis parti comme à la Grande Guerre patriotique, mais je suis tombé dans une autre guerre." "Je voulais devenir un héros, mais maintenant je me demande ce qu'ils ont fait de moi." La lucidité leur viendra, mais lentement et pas pour tous.
"Deux conditions sont nécessaires pour qu'un pays aime les courses de taureaux. L'une est qu'on y fasse l'élevage de taureaux, et l'autre est que le peuple s'y intéresse à la mort." (Ernest Hemingway, Mort dans l'après-midi) » (pp. 269-270)
« Le tribunal va donner une conclusion juridique à ce conflit mais il doit y avoir une conclusion humaine qui est celle-ci : les mères ont toujours raison d'aimer leur fils ; les écrivains ont toujours raison de dire la vérité ; les soldats ont raison quand vivants ils défendent les morts.
Voilà ce qui est entré en conflit dans ce procès civil. Les maréchaux, les dirigeants politiques qui ont orchestré, mis en scène cette guerre sont absents du procès. Il n'y a ici que des victimes : l'amour qui ne peut accepter l'amère vérité de la guerre ; la vérité qui doit être dite malgré l'amour ; l'honneur qui ne prend en compte ni l'amour ni la vérité, car vous vous souvenez : "Ma vie, je peux en faire don à la patrie, mais l'honneur à personne" (code des officiers russes) » (p. 344)
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