[Reginald Teague-Jones : Au service secret de l'Empire britannique | Taline Ter Minassian]
Je viens enfin à bout de ce gros pavé qu'est la biographie de Reginald Teague-Jones... j'ai le regret toutefois de quitter la compagnie instructive, intrigante et divertissante de cet espion britannique, maître du « Great Game » d'Asie centrale et témoin-rapporteur de quelques autres théâtres d'opérations de l'Histoire aussi attrayants qu'inattendus, durant six bonnes décennies bien remplies. Après ses deux ouvrages de mémoires, et doutant de pouvoir mettre la main sur son auto-fiction inédite intitulée : « Khyber Blood-Feud », la lecture de l'imposant travail de l'historienne d'origine arménienne Taline Ter Minassian me procure le maximum de renseignements accessible sur ce personnage, compte tenu d'une part de l'empressement qu'il avait à laisser les rares traces de sa biographie qu'il a pu, vu la nature confidentielle de ses activités et les modestes sources d'archives extérieures disponibles, mais d'autre part du tout aussi gros effort d'exhaustivité que la biographe a déployé dans cet ouvrage. Un effort peut-être presque excessif, car si l'on a éventuellement un reproche à lui adresser, c'est précisément de ne pas avoir suffisamment hiérarchisé l'information, aboutissant, par souci de complétude sans recourir à la fiction, à un océan de détails et à plusieurs répétitions. J'ai aussi une autre perplexité : alors que dans The Spy Who Disappeared, récit complètement chronologique, Reginald Teague-Jones traite d'abord ses allers-retours à Bakou contre l'ennemi germano-ottoman, la fameuse question de l'exécution des 26 commissaires en faisant partie, et ensuite sa mission à Achkhabad contre l'ennemi bolchévik, y compris sa blessure et son rôle de représentant politique auprès de l'éphémère gouvernement Transcaspien, la biographie, elle aussi par ailleurs organisée sur un critère chronologique, inverse ces deux événements traités dans le ch. 4 : « Achkhabad et l'épisode transcaspien » et ch. 5 : « La légende des 26 Commissaires ».
Par ailleurs, Ter Minassian parvient à reconstituer, au ch. 1, l'enfance et la jeunesse de Teague-Jones à Liverpool, dans une famille assez modeste, et son séjour à Saint-Pétersbourg, suite au décès prématuré de son père, auprès d'une famille beaucoup plus aisée que la sienne, où il reçoit une éducation très élitiste mais sera traumatisé en étant témoin direct du massacre de la révolution de 1905.
Le ch. 2 : « Du Pendjab à la Frontière du Nord-Ouest : la formation d'un "gentleman du Raj" », explique son émigration en Inde comme l'opportunité de s'assurer une indépendance économique rapide dans le service public colonial ; parti d'un modeste poste dans l'administration policière, il intégrera l'Indian Political Intelligence, et ce seront ses dons pour les langues, sa capacité d'observation, son talent pour le dessin et la photographie et enfin son goût de l'aventure qui lui permettront d'être envoyé dans ce territoire dangereux qu'était et est toujours la frontière entre l'Inde (aujourd'hui le Pakistan), l'Iran et l'Afghanistan.
Le ch. 3 traite de sa première mission de renseignements, en Perse à la poursuite de l'agent Wassmuss, « le Lawrence allemand » : outre cet autre personnage haut en couleur, dont il n'existe qu'une biographie en allemand, et dont le nôtre a dû s'inspirer dans la suite de sa carrière, l'on apprend la situation de l'Iran pendant la Première Guerre mondiale.
Les ch. 4 et 5, déjà mentionnés, apportent peu d'informations supplémentaires par rapport à The Spy Who Disappeared ; ce dernier chapitre, toutefois, se focalise davantage sur l'enquête du drame des Commissaires, et déconstruit totalement la « légende » soviétique, en en expliquant aussi les raisons.
Dans le ch. 6, nous trouvons notre héros à Constantinople, entre 1919 et 1921, parmi les espions de l'époque de l'occupation alliée de l'ancienne capitale et surtout au milieu du grand flux de réfugiés russes-blancs ; Teague-Jones rencontre le général Wrangel et est témoin de l'entente soviéto-turque.
Le ch. 7 : « Ronald Sinclair, agent voyageur de l'Empire britannique » traite en grande partie du périple en automobile Beyrouth-Bombay décrit dans Adventures in Persia, dans le but d'interroger les sources historiques sur les lacunes et occultations du texte ; mais il est question aussi du second mariage de Teague-Jones au Caire, avec l'Allemande Elsa (Taddie) Danecker – après le divorce secret d'avec sa première femme Valia Alexeïeva, sans doute pour faciliter son changement d'identité, et qu'il ne retrouvera que pendant les quelques derniers mois de leur grande vieillesse – et d'une vie de voyages et de safaris, de grande mondanité et florissante sociabilité, de nombreux reportages photographiques et même de films documentaires. Les rentrés d'argent importantes qui permettent cette vie fastueuse ont des origines inconnues...
Le dernier ch. 8 couvre la période américaine entre 1941 et 1960 où Ronald Sinclair est officiellement consul britannique à New York ; officieusement, par la British Security Coordination, il est chargé de contre-propagande contre les isolationnistes américains avant Pearl Harbour, de coordination entre les services d'information américains encore balbutiants et les britanniques experts, de préparer la bataille de l'Atlantique aux Bermudes et à Panama, et ensuite de contrer les lobbys pro-indépendance indienne aux États-Unis. Il est probable que des missions de consultance aient suivi l'indépendance et la partition Indo-Pakistanaise et que notre espion ait aussi participé à la version américano-soviétique du Great Game après le retrait britannique, lors du gain d'influence progressif des USA sur le Pakistan et de l'URSS sur l'Afghanistan. Ce serait une manière d'interpréter le « Retour à la frontière du Nord-Ouest » que constitue aussi le tout dernier tour de force littéraire de l'auteur : son livre auto-fictionnel sur la Khyber Pass parmi les Pachtounes...
Cit. :
« L'épisode transcaspien, une campagne militaire improvisée durant la dernière année de la guerre mondiale "sans aucun plan, ni aucune politique clairement définie", avec peu de moyens humains et financiers, n'a sans doute pas laissé une trace glorieuse dans les annales de l'histoire militaire britannique. Pourtant, il peut être considéré comme emblématique d'un modus operandi : la puissance britannique à cette époque ne s'engage pas massivement mais dispose sur le terrain de quelques individus solitaires laissés à leur capacité de plus ou moins libre improvisation. » (p. 179)
« Reginald Teague-Jones n'a porté, selon toute vraisemblance, aucune responsabilité dans l'exécution des 26 commissaires, en dehors d'avoir quitté trop tôt une réunion qui traînait en longueur. La figure de coupable élaborée au fil des ans par les autorités soviétiques, celle d'un homme aux mains tachées du sang des commissaires, a rempli la double fonction de propagande et de neutralisation. » (p. 218)
« La note rédigée par Reginald Teague-Jones – désormais Ronald Sinclair – à l'intention de sir Arthur Hirtzel […] exprime ses vues personnelles sur l'éventualité, voire la nécessité, d'une alliance anglo-musulmane contre la Russie. Ce texte, bien que dénué de toute prétention d'expertise, préfigure en quelque sorte la tactique expérimentée, dans les années 1980, par les États-Unis qui apportèrent leur soutien aux moudjahidines lors de l'occupation soviétique de l'Afghanistan. » (p. 292)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]