Mes pieds me pansent.
Après une brève introduction de Nicolas Truong, aussi succincte que bateau, Sylvain Tesson embouque dans le goulot des idées reçues et parvient à délivrer une pensée réjouissante à travers un entretien axé sur la marche comme « critique en mouvement ». Consécutives à la parution de « Sur les chemins noirs », journal de marche salutaire, les réponses de Sylvain Tesson éclairent le propos en peu de mots aiguisés et directs. L’intervention suivante de Martine Segalen comparant marche et course à pied est dispensable. Fort heureusement, le philosophe Frédéric Gros remet les bonnes idées dans la balance et justifie le titre du recueil. Pourtant, les questions posées partent bien bas à partir des slogans politiques de Macron et consorts sur la « République en marche ». Gros ne se défile pas mais ramène vite le débat vers des horizons plus enthousiasmants en s’ancrant sur la formule rimbaldienne : « En avant, route ! ». Il évoque le dépouillement de l’homme marchant : « Qui va « à pied » témoigne d’abord de sa misère ». En persévérant dans son effort, le marcheur demeure humble et digne, toutes choses banales en soi mais qu’il est utile de formuler et d’entendre ici. Dans le chapitre suivant, Frédéric Gros fournit des réponses sensées, pertinentes, incisives, aux questions de Monsieur Tout-le-monde : le temps alenti et dilaté de la marche, l’intensité des émotions ressenties, l’appréhension organique du paysage, l’écoute de soi, la disponibilité à sa propre pensée, l’exercice spirituel de la marche. « L’expérience de la marche permet aussi d’illustrer un certain nombre de paradoxes philosophiques comme : l’éternité d’un instant, l’union de l’âme et du corps dans la patience, l’effort et le courage, une solitude peuplée de présences, le vide créateur, etc. ». L’historien et critique Antoine de Baecque prend ensuite le relais avec brio quand il évoque la Musa pedestris de Victor Hugo ou le « sauvage » d’Henry David Thoreau quand la nature approchée dans une marche vitale lui transmet ses « énergies élémentaires ». La marche n’est plus seulement inspirante, elle devient « l a condition même de l’écriture » : « Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant été moi, si j’ose ainsi dire, que dans les voyages que j’ai fait seul et à pied » note Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions. Sont évoqués à bon escient les écrivains Friedrich Nietzsche, Julien Gracq, Jacques Lacarrière, Nicolas Bouvier ainsi que le poète helvète, marcheur fervent, Pierre-Laurent Ellenberger. Les contributions du sociologue David Le Breton sont malheureusement redondantes et n’arrivent pas à la hauteur de son Eloge de la marche. S’insère l’étonnante participation de l’aventurière suisse au long cours, solitaire et déterminé, marcheuse des extrêmes, Sarah Marquis qui parle de capacités humaines illimitées, de la souffrance exacerbée par la peur, du courage à endosser la douleur, de l’amour de la solitude, de la faim dévorante.
Si le petit recueil d’une centaine de pages se lit vite et facilement et bien qu’il comporte des contributions assez faibles, il n’en dispense pas moins quelques brillantes remarques et réflexions nourrissantes qui s’amplifient dans les ouvrages plus fouillés des auteurs déjà cités : Gros, Tesson, Lacarrière, Bouvier, quatuor contemporain qui a su penser avec ses pieds et faire danser sa plume sur le tempo de la vie lancée en avant, dans la cadence de la marche dévoilant la beauté du monde.
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