Cet essai savant, parfois un peu verbeux mais toujours très informatif et inducteur de synthèses inspirantes, devrait s'intituler plutôt : Une Histoire intellectuelle de l'esprit de collection. Bien entendu, des personnalités historiques d'illustres collectionneurs sont convoquées, parfois plusieurs dans chaque chapitre, mais ce qui compte, c'est rarement leur caractère propre – et encore moins leur intimité et leurs marottes, qui pourtant pourraient bien faire l'objet d'une étude psychologique inédite (Freud, grand collectionneur d'antiquités et bibliophile devant l'Eternel, a curieusement omis d'analyser cette activité...) : c'est l'esprit du temps qu'ils incarnaient, non sans rapport avec tout un système philosophique et une volonté, précisément, de transcender leur propre personne et la finitude de leur vie.
Les deux premières parties - « Un parlement de monstres » et « Une histoire complète des papillons », suivant une simple évocation du « collectionnisme » dans l'Antiquité (Verrès, contre lequel Cicéron s'indigne, devait être un formidable collectionneur...), et un grand vide sur le Moyen-Âge, sont absolument chronologiques. La Renaissance italienne marque la naissance des collections, dans un esprit néo-platonicien de représentation complète de l'Univers mais aussi de dépassement du savoir et enfin dans une quête ésotérique. Les cabinets de curiosités, les studioli se développent en même temps que les bibliothèques des œuvres grecques et latines ; le collectionneur le plus représentatif de cette époque est l'empereur Rodolphe II de Habsbourg.
Après John Tradescant (1570-1638), les « grands systèmes de classification » s'imposent dans la constitution des collections : naissent la Kunstkammer et le Theatrum anatomicum ; le personnage emblématique est Francis Bacon, sans oublier Linné et Buffon.
Entre les XVIIe et XVIIIe s., entre taxinomies et théâtres de la mémoire, et notamment durant les Lumières, le gigantisme des collections répond aussi au dessein d'une édification muséale et devient une question de grandeur des empires. Ainsi, une transition s'opère – qui culminera au XIXe siècle – entre collections d'avant-garde et collections conservatrices (dans les deux sens du terme). Le personnage que je retiens, non sans rapport avec sa biographie sulfureuse et son éthique discutable, c'est Dominique Denon – le pilleur pour le compte de Napoléon et dans son propre intérêt, dont le nom est connu des fréquentateurs du Musée du Louvre. Au tournant du XIXe au XXe siècle, entrent en lice les Américains, J. Pierpont Morgan (1837-1913) et surtout William Randolph Hearst (1863-1951), le magnat de la presse qui a inspiré Orson Welles pour son Citizen Kane : ainsi vient au jour une conception marchande de la valeur de la collection.
Le XXe siècle comporte une autre révolution dans le collectionnisme, non sans rapport avec l'analyse qu'en a fait Walter Benjamin, dans L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, mais aussi dans Je déballe ma bibliothèque, une pratique de la collection. Curieusement – ça m'a pris quelques jours pour comprendre et apprécier ce choix – à ce moment-là Philipp Blom abandonne la chronologie : sa Troisième partie s'intitule « Incantations », elle change très remarquablement de style, et se compose de chapitres thématiques. Le ch. X : « Faire bouillir un corps n'est pas forcément judicieux », s'occupe des collections de reliques, de celles de Napoléon, à tout ce magnifique commerce souvent délictueux des XIIIe-XVe siècles, et jusqu'à l'explication du mythe de Méduse... Le ch XI : « Trois canards sur un mur », traite du kitsch et des collections d'objets de la fabrication industrielle, fournissant une splendide justification psychologique à une activité qui s'inscrit à la fois dans la démocratisation du collectionnisme et dans la réaction à l'infinie production de biens de consommation. Le ch. XII, « La pêche aux utopies », poursuit sur cette ligne, en examinant la collection d'Alex Shear, qui a entrepris de rassembler tout objet relatif aux États-Unis des années 1950. Le ch. XIII « Un théâtre de mémoires », nous ramène à la relation entre collection et mnémotechniques : de Giulio Camillo et Giordano Bruno (XVIe s.), par le philosophe hermétique anglais Robert Fludd et Thomas Browne (XVIIe s.), jusqu'au mélomane mécène d'art lyrique contemporain Alberto Vilar.
Enfin la Quatrième partie, « La tour des fous », comportes quelques exemples de collections sui generis : le ch. XIV « Un parfait vélinomane », est consacré à la bibliophilie, le ch. XV « Leporello et son maître », à la « collection » d'aventures galantes, le ch. XVI « M. Soane n'est pas chez lui », à la thématique et à l'iconographie de la mort.
L'épilogue, comme le prologue, met en scène l'auteur dans des rencontres avec des collectionneurs assez singuliers.
Les illustrations qui accompagnent le texte auraient gagné à être traitées avec davantage de considération de la part de l'éditeur.
Cit. :
« L'art de la collection en tant que projet philosophique, tentative d'ordonner la multiplicité chaotique du monde, voire d'y dénicher une signification cachée, est également parvenu jusqu'à nous, l'alchimie complexe de Rodolphe se donnant à voir dans le moindre effort déployé pour capturer l'ampleur de la féerie des choses au cœur de l'intime royaume des biens personnels. Lorsqu'il traque le substrat du génie dans des centaines d'enregistrements d'un même concert ou d'un même artiste, le collectionneur de disques poursuit la tradition, comme tous ceux qui pourchassent le principe même de la beauté dans "quelque riche et étrange chose" – on notera au passage que Shakespeare fut un contemporain de Rodolphe. Cette alchimie pratique est à l’œuvre dès lors qu'une collection, au-delà du goût de son propriétaire pour les objets, devient quête de sens, quête du cœur de la matière, dès lors qu'elle porte l'espoir de repérer une grammaire en réunissant suffisamment de mots et de phrases. » (p. 63)
« Jadis instruments d'exploration, les collections se sont muées en outils de préservation, ne gardant de lien avec la prospection que dans la mesure où c'est à partir des spécimens qu'elles recèlent qu'on définit les espèces animales, végétales, les styles artistiques ou les types de minéraux. Si elles avaient autrefois partie liée avec l'avant-garde intellectuelle, reconsidérant les limites et la qualité même du savoir humain, les principales collections d'histoire naturelle et d'histoire de l'art issues de anciens cabinets de curiosités sont devenues profondément conservatrices. Les voici désormais de véritables institutions, chargées de classer, de représenter, ainsi que de prévenir toute espèce de délabrement, tant matériel que moral. » (p. 160)
« Toute collection est un théâtre de la mémoire, une mise en scène du passé individuel ou collectif, d'une enfance qu'on ressuscite et du souvenir posthume. Elle assure la présence de ces réminiscences grâce aux objets qui en constituent l'évocation. Une collection est plus qu'une présence symbolique : elle est une transsubstantiation. » (p. 256)
« Toutes les collections sont kitsch. C'est inévitable. Le kitsch désigne selon moi le superflu. Le kitsch désigne le besoin irrépressible de mourir "gemütlich". J'ai moi-même été esclave de ma collection durant plusieurs dizaines d'années. Qu'est-ce que les gens collectionnent, au juste ? Permettez-moi de vous livrer une phrase importante : on collectionne pour combler le vide. » (p. 312)
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