La réponse à la question du titre : ni l'un ni l'autre –, si elle correspond à un réalisme statistique prudent et sage, n'est hélas ni glorieuse pour l'auteur (mais on l'eût condamné pour orgueil dans les cas contraires...), ni fondée sur un travail de fiction littéraire touffu, que promettait pourtant le Prologue, en introduisant les concepts de « personnage-délégué » et de « personnalité potentielle ».
À la place, nous avons lu une casuistique symétrique de conditions nécessaires (trois et trois) pour qu'un sujet, confronté à une situation de conflit éthique (un cas particulier du conflit psychique freudien) d'envergure, ici la loyauté au gouvernement de Vichy ou bien à la Résistance – avec quelques brèves incursions dans trois autres contextes plus récents : les massacres cambodgiens, la guerre en Bosnie et le génocide rwandais, « bascule » vers le « devenir-résistant » ou le « devenir-bourreau ». Chaque cas est étoffé par des exemples historiques – expériences ou figures – réels, la minuscule part de fiction se limitant à indiquer en quoi le « personnage-délégué », le narrateur de ces petites parenthèses romanesques, ne répondait pas à la condition nécessaire requise ou éventuellement quel ajustement fictionnel l'aurait mené à y accéder... Il reste entendu qu'aucune des conditions nécessaires ne s'avère suffisante, et que cette dernière relève du mystère voire de la métaphysique.
Les conditions nécessaires à une « bifurcation » vers le passage à action, sont : le désaccord idéologique, l'indignation, l'empathie envers les victimes ; celles qui conduisent à l'abstention de l'action : la peur, les cadres de pensée, le défaut de créativité. Le « point de bascule » peut avoir provenir « de soi-même », « des autres », « de Dieu » ou plutôt de la foi en Dieu.
Les cas utilisés pour illustrer les chapitres :
- pour le concept de « personnalité potentielle », le film de Louis Malle, « Lacombe Lucien » ;
- pour le « conflit éthique », l'expérience sur l'obéissance de Milgram à l'université de Yale ;
- pour la « bifurcation », le livre de Christopher Browning, Des Hommes ordinaires, sur le massacre des Juifs de Josefow en Pologne par le 101e bataillons de réserve de la police allemande ;
- pour le « désaccord idéologique », l'autobiographie de Daniel Cordier, le disciple de Maurras devenu assistant de Jean Moulin ;
- pour « l'indignation », La Promesse de l'aube de Romain Gary [Pierre Bayard étant par ailleurs l'auteur d'une monographie sur Gary, cette figure historique est étudiée dans le détail] ;
- pour « l'empathie », le récit du village du Chambon-sur-Lignon, dans les Cévennes, où furent hébergés de très nombreux enfants juifs, en particulier grâce à l'action du pasteur André Trocmé et de sa femme Martha ;
- pour « la peur », le récit de la Rose blanche, en particulier par le livre d'Inge Scholl sur ses frères Hans et Sophie ;
- pour les « cadres de pensée », le récit de l'acte de désobéissance du consul portugais à Bordeaux Aristides de Sousa Mendes, sur la concession de visas aux réfugiés ;
- pour la « créativité », la figure de Milena Jesenska, non comme muse de Kafka, mais par le témoignage qu'offre d'elle Margarete Buber-Neumann dans son ouvrage éponyme, relatif à leur amitié au camp de Ravensbrück ;
- pour la bascule opérée par « soi-même », le témoignage de Vann Nath dans le film du cinéaste cambodgien Rithy Panh : « S-21, la machine de mort khmère rouge » ;
- pour la bascule opérée par « les autres », le témoignage du général Jovan Divjak dans son autobiographie : Sarajevo, mon amour ;
- pour la bascule opérée par « Dieu », le documentaire de Marie-Violaine Brincard sur cinq Justes rwandais intitulé : « Au nom du père, de tous, du ciel » (2010).
Ces références et l'usage qui en est fait sont d'un grand intérêt ; une autre réf. citée transversalement et fréquemment est : Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d'humanité. Banalité du mal, banalité du bien, La Découverte, 2005. [Pour mémoire, j'ajouterai aussi l'ouvrage collectif : Jacques Sémelin (et al. - dir.), La Résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage, Presses de la Fond. Nat. Sc. Po., 2008].
Cit. :
« "Pourquoi", demande l'un des tracts de la Rose blanche, "tant de citoyens, en face de ces crimes abominables, restent-ils indifférents ?" Je ne crois pas pour ma part que tant de gens soient indifférents devant les crimes collectifs. Le sentiment qu'ils donnent de l'être et de détourner les yeux tient au fait qu'ils sont figés par la peur et que celle-ci va jusqu'à les empêcher de penser, et de penser de façon personnelle à ce qu'ils pourraient concevoir comme une action minimale de contestation.
Cette méconnaissance de la place de la peur conduit souvent, dans un après-coup réducteur, à diviser de manière artificielle la population des pays sous dictature entre les résistants et les soutiens du régime, en ignorant le nombre considérable de personnes qui désapprouvent ce qui se passe, mais ne trouvent pas pour autant en elles la force, comme l'ont eue les Scholl, de briser les barrières de la peur. » (p. 94)
« En cela, ces actes d'opposition – qu'ils soient le fait de héros ou de Justes – ne se limitent pas à résister, au sens de dire non. Ils impliquent de frayer à chaque fois une voie originale qui ne se présentait pas comme telle avant d'être inventée et qui fait après coup apparaître que le sujet disposait bien en réalité d'un choix, même si celui-ci était invisible.
Mais cette ouverture des possibles ne peut conduire à rien si le sujet n'est pas prêt à rompre avec soi et à s'extraire du cadre qu'il constitue pour lui-même. » (p. 118)
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