Voici une autobiographie d'un très grand intérêt, témoignage de la vie mouvementée d'un Arménien affecté par les plus grandes catastrophes du XXe siècle, auxquelles il survécut miraculeusement à plusieurs reprises. Né en 1897 à Bakou d'une famille de notables – son père, haut fonctionnaire à l'Association des producteurs de pétrole de Bakou occupa même un poste ministériel au sein de l'éphémère République autonome d'Azerbaïdjan en 1920 –, Nikita Dastakian se sauva des premières émeutes anti-arméniennes de Bakou de 1905 ; engagé pendant la Première Guerre dans l'armée impériale russe sur le front de Bucovine où il fut blessé au combat, il parvint à regagner le Caucase encore peu touché par la guerre civile post-Octobre 1917 ; il se sortit indemne d'une seconde action guerrière en août 1918 contre les Turcs ; parvint à être évacué de Bakou avant l'occupation ottomane et le massacre des Arméniens, d'abord vers la Perse, puis à destination de l'Europe, avant la soviétisation du Caucase. Entre 1921 et 1945, il coula des jours paisibles en Roumanie, où il travailla comme comptable à la fois pour son ami Dro, personnage louche et sans scrupule du Parti nationaliste arménien Dachnak, sur lequel je vais m'attarder, et pour la société commerciale britannique Goeland qui monopolisait de facto la navigation sur la Danube tout en exerçant, le plus longtemps possible durant la Seconde Guerre mondiale, des activités de contre-espionnage.
Le 23 mars 1945, notre personnage est arrêté par le MGB soviétique à Bucarest, transféré en URSS, sommairement jugé pour espionnage et activités anti-soviétiques, et interné dans différents camps jusqu'en mars 1953, puis « déporté à vie » au Kazakhstan d'où, de manière assez rocambolesque, par l'intervention de son frère exilé à Paris, il parvient enfin à se réfugier lui aussi en France en 1956, autorisé par Khrouchtchev en personne. Les mémoires, publiées en 1988 en anglais, contiennent, parmi beaucoup d'autres photos qui représentent toute sa longue vie, le portrait d'un vaillant et souriant vieux monsieur, pris à Paris cette année-là.
La troisième partie du livre, intitulée « Le "corbeau noir" » relative au procès et à l'internement de l'auteur, constitue la majeure partie du récit, et rejoint donc les quelques récits du Goulag, dont les plus célèbres sont sans doute ceux de Soljénitsyne. Ici, sont particulièrement captivantes les rencontres avec de nombreux autres personnages, prisonniers ou geôliers. À l'évidence, et considérant la dureté des conditions de vie des détenus, c'est tout au long de cette période que les jours de Dastakian furent le plus souvent en danger, et son endurance le plus fortement mise à l'épreuve. La partie suivante, entre les kolkhoz du Kazakhstan et son émigration extraordinaire, est tout aussi riches en rebondissements et informations sur la vie quotidienne de quasi réclusion en Union soviétique malgré les débuts de la déstalinisation.
Mais personnellement j'ai été passionné surtout par les deux premières parties, relatives respectivement au Caucase jusqu'aux années 1920 et à la Roumanie jusqu'en 1945, pays « presque » neutre au cours de la Seconde Guerre mondiale, malgré des fluctuations et une certaine (considérable) marge d'activités politico-militaires des Alliés autant que des nazis (un peu comme pour Iran), qui ont suscité mon plus vif intérêt et ne sont pas très connues du grand public.
En particulier, malgré l'antipathie viscérale, parfois presque caricaturale de l'auteur contre les Turcs, Azéris (qu'il appelle Tatars) et autres Musulmans croisés en cours de route, force est de reconsidérer, par les événements concrets relatés et entre les lignes, la position victimaire unanimement reconnue en France aux Arméniens, bien au-delà des massacres de 1915 (j'ai entendu parler de Génocide arménien même au sujet du conflit de 1989-1991 entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, vaincu par la première et payé par le second d'une perte de 20% de son territoire ainsi que par plusieurs centaines de milliers de réfugiés et déplacés...) et peut-être même de requalifier entièrement le fameux lexème insécable de « génocide arménien ».
L'auteur reconnaît d'emblée que l'animosité arméno-azérie, au moins à Bakou, fut fomentée par l'empire tsariste à partir de son déclin en 1905, c-à-d. depuis sa défaite contre le Japon, afin de « diviser pour régner ». De là, les vicissitudes des deux ethnies ont été diverses et alternées, mais toujours dans le cadre géopolitique de la rivalité russo-turque autour d'enjeux beaucoup plus vastes, dont les deux peuples ont pâti. Très vite, les Arméniens furent à la fois armés (par les Russes) et rackettés par le parti nationaliste Dachnaksoutioun (ou Dachnak), qui opéra par des procédés que nous n'hésiterions pas à qualifier aujourd'hui de terroristes. Il est clair que les actions du Dachnak dans les deux premières décennies du XXe siècle furent absolument et entièrement des actions de guerre, que l'Empire ottoman fut bien fondé, durant une période de belligérance, de considérer comme telles ; il prit des contre-mesures vis-à-vis de la population civile arménienne de la frontière anatolienne orientale – et non du reste de son territoire –, soutien avéré (et peut-être souvent contraint) du Dachnak.
Considérons simplement le personnage qui apparaît le plus souvent évoqué dans ces mémoires : Drastamat (Dro) Kanayan. Cette canaille, qui sacrifiera même sa femme et ses enfants, n'hésite pas à faire de la guérilla en Anatolie sous quelque drapeau que ce soit (cf. infra cit. 1). Rescapé lui aussi assez fortuitement des griffes de Staline, il est évident qu'il continue durant la Seconde Guerre mondiale, lui aussi depuis la Roumanie, à faire l'espion double entre les Américains (le comité central du Dachnak étant à Boston) et les nazis (cit. 3). Qui plus est, il apparaît très clairement qu'il n'hésite pas, en 1945, à abandonner son « ami » et principal collaborateur de Bucarest, Dastakian, aux mains des Soviétiques, alors qu'il se garantit le salut outre-Atlantique. Il est évident que cet abandon coûte à Nikita Dastakian sa condamnation à huit ans de camps de rééducation, qui n'était pas motivé par son activité auprès des Britanniques, mais bien par sa collaboration avec Dro, « ennemi de l'Union Soviétique » reconnu et véritable. Pourtant, à aucun moment l'auteur ne lui tient rigueur, et il continue de parler de « l'ami » Dro et de « l'amitié » qui les unissait.
La position historique du parti Dachnak gagnerait donc à être réexaminée de fond en comble, dans la mesure des limites octroyées par la législation française...
Autres détails de grand intérêt pour moi, sont ceux qui concernent le siège et la prise de Bakou par l'armée ottomane en août-septembre 1918 (cit. 2), détails que j'ai croisés notamment avec ceux de mes lectures récentes de et sur Reginald Teague-Jones, qui était aussi un acteur présent sur ce même terrain. À noter enfin que concernant la question de la responsabilité de l'assassinat des 26 Commissaires, le point le plus célèbre de la biographie de ce dernier, Nikita Dastakian s'en tient, en une seule phrase, à la plus stricte neutralité entre la thèse soviétique et la thèse britannique.
Cit.
« Quant aux Arméniens, ils avaient, pour l'heure, oublié les persécutions du régime tsariste et décidé de collaborer avec les armées russes pour lutter contre leur ennemi mortel : le Turc. Il fallait sauver ce que l'on pouvait de la population arménienne de l'autre côté de la frontière [c-à-d. en Anatolie].
Tandis que la plupart des sujets arméniens de l'empire [russe] étaient mobilisés et envoyés sur le Front occidental, cinq légions de volontaires arméniens furent formées, commandées par d'anciens chef de la résistance, les "fédaïs" : Andranik (plus tard nommé général), Kéri, Dro (Drastamat Kanayan), Hamazasp et Khetcho. Ces chefs connaissaient bien les montagnes au-delà de la frontière et servaient d'avant-garde et d'éclaireurs à l'armée russe. C'était une campagne très dure, contre l'armée turque et contre la nature. Dro était rentré de Turquie. Gracié, il combattait les Turcs avec sa légion. » (p. 69)
[Concernant la fin du siège de Bakou par les Turcs, août-septembre 1918, cf. avec Reginald Teague-Jones] Malheureusement, le commandement anglais ne tint pas ses promesses. Il n'envoya à Bakou que quatre à cinq mille hommes, ce qui ne pouvait suffire à arrêter l'offensive turque. La situation devenait intenable. À l'appel désespéré du comité S.R. [socialiste-révolutionnaire, anti-bolchévik] et afin de remonter le moral de la population, le commandement anglais, en la personne du colonel Stocks qui avait son quartier général à Khazvin, dans le nord de la Perse, envoya quatre-vingts officiers dans quarante jeeps, pour prouver que les Anglais arrivaient... Plus tard, au cours du mois d'août, de vraies troupes débarquèrent et, pendant un mois, participèrent aux combats acharnés contre les Turcs, mais ces forces restaient tout à fait insuffisantes. Les Anglais voulaient manifestement éviter l'occupation de Bakou. » (p. 101)
« À Boston, les "dachnaks" escomptaient [vers la fin de 1939] que l'Amérique serait forcée d'entrer dans le conflit, et ils soutenaient les Alliés. Mais le comité central estimait qu'il fallait aussi s'assurer de la partie allemande. Dro devait donc se présenter comme un dissident et établir le contact avec les nazis, en tant que représentant du peuple arménien opprimé par les communistes. Ainsi, en cas de victoire allemande, les Arméniens seraient présents lors de l'arrivée des troupes hitlériennes au Caucase, pour reformer le gouvernement national indépendant, liquidé par les bolcheviks en 1920. La condition principale de cette alliance avec Hitler était que les unités militaires arméniennes, formées à partir de volontaires et de prisonniers soviétiques, et entraînées exclusivement par Dro et ses représentants, ne combattraient pas les Alliés, mais seraient uniquement destinées à défendre le futur État indépendant. » (p. 165)
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