Voici un livre plein de surprises ! N'avez-vous pas pensé, comme moi, comme ces braves bibliothécaires qui l'ont coté 155.8, et eu égard à son titre austère, que c'était un essai ? un essai sur l'altérité, sur la réception du non-concitoyen ? Que nenni ! D'abord, «L'étranger », ce n'est pas autrui, ce « semblable » qui habite ou qui provient d'ailleurs : il s'agit ici des « diableries » de Nathan, des « esprits », « dieux », « djinn », « zar », « êtres », habitants d'autres univers ou de mondes parallèles... Autres univers - ai-je écrit ? Et quel est le genre littéraire (contemporain) propre à parler de ce type de phénomènes ? La science-fiction, naturellement.
Mais ce serait banal, ça limiterait la possibilité de garder une assise ethnologique crédible... Et alors ? Ne vous souvenez-vous pas de la manière dont le sieur Arouet, François-Marie pour les intimes, et les autres compères des Lumières faisaient passer leurs messages ? Eh oui, le conte philosophique ! Pour le remettre au goût du jour, le professeur Nathan, Tobie pour les intimes, appelle cela « philosofiction ».
Alors, évidemment, il y a une invasion d'entités à tentacules, ventouses et vibrisses, les nijes, qui atterrissent en plein jardin des Tuileries ; il y a plein de mots incompréhensibles les concernant, que l'on peut déchiffrer à l'aide du « Glossaire en code natif » ; il y a le drame qui sourd de leur souhait d'entrer en communication avec les humains, lequel provoque une étrange épidémie chez les enfants ; il y en a un, attachant petit Samy Anaclite, surdoué, qui deviendra une sorte d'ambassadeur des extraterrestres ; il y a une intentionnalité effrayante chez ces nijes : celle d'établir un culte en l'honneur de leur entité suprême, le Grand Kafyre ; enfin il y a une Dr. Sarah Petitbois, ethnopsychiatre, sans doute une charmante jeune femme, mandée pour la prise en charge du garçon, mais surtout essayant d'acquérir quelque lumière sur et de lui, à l'aide d'un « Mémoire des philosophes constructivistes », dont des extraits constituent des chapitres entiers, et, pour tout dire, la plus grande partie du livre...
Et jusque là, c'est la partie « fiction ». Et la partie « philo » ? Eh bien, un doute s'installe : et si, après tout, en parlant de l'étranger radical, on pouvait récupérer quelque chose sur l'étranger au sens commun ? Sinon, si on veut m'ôter ce doute, ce qui reste, c'est du Tobie Nathan sur les « êtres » : un peu de psychanalyse, un peu de philologie et étymologies sémitiques comparées, un peu de mythologie grecque – surtout sur Dionysos conté par Euripide –, un peu de Bible, un peu d'histoire de la psychiatrie, un bel appareil de notes bibliographiques savantes, originales, à garder en mémoire pour de futures pioches délicieuses... [allez, rien qu'un titre, cadeau, c'est la Fête Nat. : Eric Robertson Dodds, Païens et chrétiens dans un âge d'angoisse. Aspects de l'expérience religieuse de Marc Aurèle à Constantin, Paris, Les Belles Lettres, 2010.]
Cit. :
« Gardons par conséquent à l'esprit que l'identité se révèle toujours dans des entreprises, au décours de procédures, et souvent de manière négative.
Mais il est au moins une procédure, très généralement répandue dans les sociétés humaines, qui possède pour principale fonction de définir l'identité d'une personne : sa nomination. » (pp. 36-37)
« Première leçon de la spécificité de tels rituels : l'aliénation est nécessaire. Nous employons ici le mot "aliénation" dans son sens fort, dans son sens propre. Pour connaître la vie d'un autre radicalement autre, il n'est qu'une seule voie, lui offrir son corps, devenir provisoirement cet autre, puis revenir dans le monde initial avec quelque trace de l'expérience. [pp. 137-138]
[…]
Voici maintenant la seconde leçon : rencontrer des étrangers, c'est toujours plonger dans l'altérité des êtres qu'ils transportent avec eux : leurs dieux, leurs démons et leurs esprits. [p. 158]
[…]
Et voici la dernière loi de l'hospitalité qui, à l'analyse, englobe toutes les autres : accueillir les étrangers, non par bonté, ni par humanité, ni en vertu d'une morale ou d'un commandement transcendant, mais comme on reçoit un signe, un message... [pp. 166-167] »
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]