La beauté ravaudée.
Baudelaire, ovni sidérant, passant insaisissable, est pourtant tracé cent-cinquante ans plus tard par Didier Blonde dans son remarquable essai, Baudelaire en passant. S’appuyant sur des témoignages, des échanges épistolaires, une iconographie d’époque, l’écrivain contemporain, familier de la ville lumière et des fantômes du passé, arpente la capitale au gré des domiciles parisiens du poète, nombreux (une cinquantaine recensés), disparus (pour la plupart), difficiles à localiser. Pour ce faire, il part du dernier domicile connu, dans la sixième division et l’avenue de l’Ouest du cimetière Montparnasse où gît le « Prince des nuées », entre son beau-père, le général Jacques Aupick et sa mère haïe et chérie, Caroline Archanbaut-Defayes : « Trois noms désassemblés, qui ne riment pas, qui ne pouvaient pas s’entendre. Chacun le sien, sans généalogie. La tombe de Baudelaire n’est pas à son nom. Il n’est là que par hasard, séquestré de l’état-civil. Toujours de passage, jamais chez lui, même pour l’éternité ». Puis Didier Blonde remonte le temps mais les adresses se défilent, se délitent, se dissolvent. Hôtels, gargotes, malles en partance, le poète désargenté fuit ses créanciers et habite des entre-deux temporaires que le crédit et l’ardoise rendent attrayants quelque temps. L’essai piste l’errance et restitue des effluves, des ambiances, un état d’esprit si prompts à se volatiliser. Baudelaire sort des cadres scolaires où sa notoriété posthume l’a cantonné. Il redevient le dandy du Casino de la rue Cadet, « bazar de la volupté » où Sara « la Louchette » lui transmet la syphilis pour ses dix-huit ans. Homme masqué, secret, au patronyme flottant, difficile à saisir, à photographier, à portraiturer, Baudelaire s’échappe constamment, se déplace incognito, se noie dans l’anonymat des foules. Les Fleurs du mal sont l’œuvre d’une vie, conçue dans les rues et les cafés : « Le poème reste suspendu dans l’air, il peut continuer à circuler pendant des années, sur des feuilles volantes ». Il s’insère ensuite dans une architecture, entre en résonance avec d’autres poèmes, tisse un réseau de correspondances.
Les travaux haussmanniens gomment des pans d’une géographie mémorielle, exilant Baudelaire du cœur de sa ville (disparitions de la place du Carrousel, des lieux de plaisir comme Frascati et Tivoli). L’hémiplégie, l’aphasie et la mort du poète poseront une chape de silence sur une édition définitive des Fleurs du mal : « Son ultime geste poétique est celui de l’architecte qui choisit de laisser l’œuvre en chantier, une ruine moderne, pour en faire un labyrinthe où chacun peut tracer son itinéraire. L’œuvre n’est jamais close. »
La beauté idéale et inhumaine des débuts a fini par s’incarner dans une petite vieille ratatinée. Didier Blonde, par sa belle écriture concise et précise, donne corps à la poésie baudelairienne, apte à distiller la douleur éternelle pour en extraire une panacée universelle.
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