Dans cet ouvrage, Amin Maalouf, élu à l'Académie française sur le 29e fauteuil ayant appartenu à Claude Lévi-Strauss, retrace chronologiquement l'histoire des dix-huit personnages qui l'y ont précédé. Ce même fauteuil avait été, presque un siècle auparavant, celui de Joseph Michaud, historien des croisades que l'auteur avait connu au cours de ses propres recherches pour la rédaction de son premier ouvrage. D'où, pour lui, un certain sentiment de s'inscrire dans « une généalogie en partie fictive » (dixit Lévi-Strauss), ainsi qu'une motivation certaine à ne pas se cantonner à l'éloge du prédécesseur, lors de la réception solennelle du nouvel académicien, imposé par un usage pas toujours respecté à la lettre (s'aperçoit-on à la lecture du livre), mais à rendre hommage, au moins un hommage de mémoire – qui n'est pas forcément une réhabilitation généralisée –, à toute la cohorte des « ancêtres » hérités par l'auteur grâce à son élection.
En ce qui me concerne, par contre, en lisant l'Avant-propos qui relate cette succession, je m'étais laissé aller au souhait que la filiation représentât aussi quelque chose de plus profond. De façon vague et correspondant à mes désirs, j'avais rêvé que ce fameux fauteuil eût appartenu à une généalogie de lettrés et de penseurs humanistes, ou peut-être que l'Académie tout entière eût témoigné de la déclinaison d'une certaine conception de la culture française ouverte à l'autre : un vœux justifié par la seule projection de ces trois personnages sur le passée.
Aussi, avais-je imaginé l'éventualité, en suivant un tel fil d'Ariane, que cette histoire puisse être rédigée en ordre antéchronologique, afin de retracer le parcours ayant conduit vers notre humanisme contemporain (celui que je prêtais à la vénérable institution depuis sa fondation...).
La réalité est tout autre. Si fil d'Ariane il y a, il me semble qu'il s'agit surtout de la permanence de controverses, voire d'acrimonies dans l'élection des uns et des autres – ce qui, somme toute, est bien français aussi... – dues souvent à l'immixtion des affaires politiques dans le monde intellectuel et littéraire. Par conséquent, l'on ne s'étonnera pas que le haut patronage de Richelieu ait produit des débats, voire des dissensions, non sans effet sur les effectifs : par ex. le refus d'admettre Corneille ; dans le même ordre d'idées, bientôt il y eut la période de cardinaux sur ce fauteuil : de Fleury suivi de de Luynes, jusqu'à ce que, progressivement, les philosophes prennent le pas sur les ecclésiastiques ; l'épopée révolutionnaire, le Premier et le Second Empire, la Troisième République, ont tous marqué l'histoire des Immortels de traces qui s'aperçoivent clairement en transparence ; puis l'Affaire Dreyfus, et enfin, l'Occupation, la collaboration, la résistance...
Sur le plan de l'histoire intellectuelle, l'on notera aussi le moment où le positivisme permet aux scientifiques, puis à quelques professeurs du Collège de France d'accéder à des sièges destinés jadis aux dramaturges et aux poètes (d'expression latine, pour les tout premiers).
Il est surprenant que l'histoire d'un seul fauteuil soit si emblématique d'un tel débat intellectuel, tout en faisant état de la multiplicité des facettes qui caractérisent les personnalités individuelles, et de surcroît des personnalités souvent bien trempées... Mais là réside aussi, ou peut-être surtout, l'art consommé d'Amin Maalouf, narrateur captivant d'histoires en marge de la grande Histoire, son grand talent de faire ressusciter des ancêtres, les siens propres ou tous ceux dont, de différentes manières, il peut avoir hérité.
[NB : L'intitulé des chapitres est très réussi.]
Cit.
« […] de nos jours, il ne fait plus de doute qu'une civilisation, celle de l'Occident, est devenue la civilisation de référence pour l'humanité entière, et que son ascension a eu pour conséquence de marginaliser, et quelquefois d'oblitérer toutes les autres ; reste à savoir si les tenants des civilisations vaincues ont obtenu, matériellement et intellectuellement, de quoi compenser ce qu'ils ont perdu en termes d'identité propre et de mode de vie. C'est là un débat qui se poursuit, et se poursuivra longtemps encore, sous diverses formes. Notamment sur le point de savoir si le bilan de la colonisation d'hier ou de la mondialisation d'aujourd'hui devrait être jugé globalement positif, ou globalement calamiteux. » (p. 301 – sur Claude Lévi-Strauss vs. Roger Caillois)
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