Ce roman au titre poétique raconte la métamorphose d'un jeune Franco-Marocain qui périclite mortellement dans le djihad, malgré la relation amoureuse qui le lie à une Française qui se reconnaît comme telle, en dépit de son origine maghrébine. La trame fait écho à l'actualité. Toutefois, comme déjà dans Les Tribulation du dernier Sijilmassi (2014), je crois qu'elle n'est pas ce qu'il y a de plus important. L'auteur est d'abord un intellectuel : il met sa grande double-culture et sa pensée précise et pénétrante au service d'une intelligence (au sens étymologique) fondée sur la multiplicité des points de vue, sur la complexification d'un débat trop souvent lésé par le manichéisme, par l'ignorance idéologique, par l'émotivité de l'approche médiatique, par des conflits internationaux aux enjeux obscurs.
Certains aspects romanesques de ce livre peuvent être critiqués : parfois on trouve que les personnages pourraient avoir davantage d'épaisseur ; à certaines occasions le souffle d'un chapitre s'estompe dans le suivant – aussi aurait-on envie de faire de celui-là un morceau d'anthologie (ex. le ch. 28 : « Ma tante Ginette ») et de vite survoler les moins réussis ; la prose manque du panache du célèbre Une Année chez les Français, qui m'avait fait découvrir Laroui ; la chute peut être accusée de « bon-sentimentalisme ».
Mais ce qui compte, pour moi, ce sont les chapitres « contextualisants », l'usage littéraire du principe de la concurrence des récits nationaux-identitaires – ou « identity narratives ». La littérature dans le politique. Non l'inverse : attention ! C'est par des œuvres littéraires comme celle-ci, que l'on doit surtout sinon exclusivement à la littérature migrante, et qui possèdent une plus grande accessibilité et bénéficient assurément une diffusion supérieure à celle des essais spécialisés, que l'on peut espérer voir (re)fleurir, sur ces thèmes pollués, la plante de l'humanisme et du dialogue-dialectique entre des récits de plus en plus contradictoires et conflictuels.
Cit. :
« - Voici une question cruciale : quand est-on vraiment étranger dans un pays ?
Ali le regarda sans répondre, l'air interrogateur.
Eh bien, continua Hamid, c'est quand on ne fait pas partie du récit national.
C'est quoi, le récit national ?
Le professeur se tut un instant, puis il reprit.
Tu sais qu'il y a eu, il y a quelques mois, un colloque d'historiens à la Sorbonne organisé par notre chère Najat, la ministre ? Ils devaient réfléchir à la question suivante : "L'Histoire est-elle une science sociale, un récit ou un roman national ?" […]
[…]
Il y a donc un roman national, écrit par Lavisse ou par un autre, peu importe, et la question est de savoir si tu t'y reconnais ou non. Si la réponse est non, alors tu es un étranger.
Ali restait silencieux. Hamid continua.
De toute façon, pour toi et moi, tout cela n'a pas trop d'importance. On peut se rattacher à un autre roman national. Le vrai problème, ce sont les p'tits gars de banlieue, les petits Rachid, Mamadou et Fatima qui sont nés et ont grandi ici... Ils n'ont pas le choix, eux. S'ils ne se reconnaissent pas dans le roman national, ils sont où ? Ils sont qui ?
Un large sourire éclaira sa face.
Tu me diras qu'il y a le foot... Comment on disait, en 1998 ? "Black, Blanc, Beur"... La France championne du monde, c'est Vercingétorix et Napoléon qui continuent, droit au but !... et tous les p'tits gars de banlieue peuvent y croire. On n'est plus dans le roman mais dans la bande dessinnée nationale... […]
[…]
Donc, ce qui est en train de changer, c'est ça : il ne peut plus y avoir un roman national à l'ancienne, à la Lavisse. Pourquoi ? C'est simple : Internet et les télés satellitaires ! Ce sont d'autres romans nationaux qui circulent là-dedans. Imagine que tu sois français mais que tes parents viennent d'ailleurs, du Maroc ou d'Algérie, par exemple. On te raconte le fameux roman national à l'école mais, chez toi, la télé est branchée en permanence sur des chaînes en arabe, du Qatar, d'Egypte ou du Maroc. […] » (pp. 141, 143, 145)
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