[Quelquefois mon impression devient une certitude que lorsque je rédige ma note de lecture, je transforme surtout le livre lu en celui que j'aurais rêvé de lire...]
Je connaissais déjà la séduisante thèse qui intitule cet essai : les dieux sont multiples – d'ailleurs «
Elohim est un pluriel [le sing. étant
El]...
Elohim... tous les dieux possibles pour atteindre le concept de Dieu » (p. 100), le dieu d'Avram, contrairement à Dionysos qui installe son culte non sans dégâts à Thèbes, dans une ville et auprès d'un peuple existant déjà, est un « jeune dieu », un « débutant » (p. 44) qui « veut constituer son peuple à partir d'un homme, qu'il investit dans cette intention » (p. 45) ; dès lors, les dieux successifs, qui sont tout aussi différents entre eux que les précédents – il est faux et très dangereux de tenter d'affirmer le contraire dans « l'interreligiosité tiédasse » (p. 93) –, n'ont pas su renoncer à « l'espoir de l'instauration d'un monothéisme planétaire » (p. 88) ; ils n'ont pas hésité à privilégier la guerre comme moyen pour parvenir à leur fin : « le bras des rois assyriens a été armé [740-720 av. J.-C.] par le dieu des Juifs pour punir son peuple [de l'avoir délaissé] – ce dieu qui parle à travers la bouche de son prophète [Isaïe] pour annoncer que rien ne restera du royaume d'Israël » (pp. 57-58), ou, en d'autres termes : « malgré les apparences, ce ne sont pas les hommes qui font la guerre, mais les dieux. » (Ibid. et passim).
En guise d'exemples, quatre ou cinq épisodes se sont produits en quelques mois seulement de l'année 2001 : 8-9 mars, les talibans dynamitent les deux bouddhas géants de Bâmiyân ; en février, le ministre fédéral belge de l'Agriculture interdit le transport d'ovins rendant impossible l'organisation de la fête du Sacrifice pour les Musulmans de son pays ; mesure analogue à celle prise par la préfecture de Paris interdisant l'abattage rituel des poulets, sous prétexte de grippe aviaire, la veille de Kippour ; le 23 novembre, le Tribunal pénal international de La Haye inculpe Milosevic de génocide pour avoir « […] planifié, ordonné, commis ou aidé à exécuter la destruction de tout ou partie de la population musulmane ou croate (catholique) de Bosnie » ; enfin, le 7 octobre, Ben Laden revendique et commente les attentats du 11 septembre en ces termes : « Voilà l'Amérique frappée par Allah dans son point le plus vulnérable, détruisant, Dieu merci, ses bâtisses […] et nous remercions Allah pour cela. […] Dieu a dirigé les pas d'un groupe de musulmans […] et nous implorons Allah d'élever leur rang et de les recevoir au paradis. » (pp. 84-85) [Je m'étonne juste, et je conteste l'usage alterné des termes Allah et Dieu dans cette traduction, qui constitue une contradiction avec l'esprit de cet ouvrage]. En somme : « Il faudra imaginer que tous ces conflits de l'année étaient des agressions des divinités les unes contre les autres. […] Le conflit indo-pakistanais au sujet du Cachemire pourra de la même manière être considéré comme un antagonisme, lourd de menaces, entre le dieu musulman et les dieux indiens. » (p. 87), et que dire du conflit israélo-palestinien !
Une proposition de paix est également faite par l'auteur : un parlement des dieux composé d'élus humains initiés (conformément à l'étymologie du mot « élu »), ni prêtres ni politiques, cela va sans dire (!), qui « entreprendront enfin l'indispensable pédagogie : enseigner à leurs dieux la coexistence au sein des mondes. » (p. 92).
Jusque là, mon livre rêvé. Passons au livre réel.
Le chapitre premier : « Briser les idoles », comporte l'examen critique de cet énorme et criminel malentendu du lexème «
lekh lekha » (« va/marche pour toi »), jeu de mots évident par allitération, en l'occurrence, qui aurait fait d'Avram/Abraham un iconoclaste, un révolté du paganisme, un destructeur d'idoles. Au passage, notons que ce lexème, absent de
Bereshit (la Genèse) et pourtant figurant dans le Coran, a corroboré les pires abominations de l'Histoire :
« Les païens et les hérétiques seront poursuivis par l’Église durant tout le Moyen Âge [uniquement ?!], les musulmans réduiront une bonne partie de l'Afrique en esclavage [avant que la traite ne prenne le relais], la conquête sans pitié de l'Amérique, du Nord comme du Sud, la colonisation sauvage de l'Afrique, de l'Australie et des îles du Pacifique, autant d'actes de guerre commis au nom de cette fameuse "destruction des idoles". Car que fait le déferlement monothéiste civilisateur depuis deux millénaires, sinon "briser des idoles" ? » (p. 10)
Le ch. II : « La soudure des morceaux », dans la continuité de l'explication de «
lekh lekha », parle de l'initiation, notamment de celle d'Avram par le dieu lui-même, ce qui fait de lui un prophète et un fondateur (de son peuple). À noter aussi la conséquence de la fin de l'alliance d'un dieu avec son peuple, ou vice versa : « Vous deviendrez alors un "être contingent", l'infinie victime du "pourquoi pas"... […] ou encore, selon la célèbre formule de Leibnitz : "Pourquoi cela et pas simplement rien ?" Ce "n'importe quoi" qui est la marque du pessimisme des modernes. » (p. 53).
Le ch. III : « Le phasme et la brindille », s'étend davantage sur les péripéties de l'alliance entre les Juifs et le dieu d'Avram (devenu Abraham après l'initiation), il parle des guerres et critique l'interprétation que Freud tenta de celle de 1914-18 par la notion de pulsions ; Deleuze est convoqué rapidement, l'étrange prophétie d'Isaïe sur la cohabitation pacifique du loup et de l'agneau et de divers autres binômes animaliers tout aussi improbables est longuement analysée, et enfin mon livre rêvé y tient sa place.
Enfin, en annexe, «
Bereshit ou le manuel de thérapie », quelques phrases de incipit de la Genèse sont entièrement relues non pas comme le conte, « pour enfants infantilisés » de « comment Dieu s'y est pris pour créer la terre, le ciel, les mers, les plantes et les animaux », (p. 98), mais en guise de manuel pour tout artisan créateur, et singulièrement comme mode d'emploi, à peine métaphorique, à l'usage du psychothérapeute. Une annexe qui est aussi, à maints égards, un point d'orgue : je dois l'avouer malgré mes propres préférences et intérêts...
On l'aura compris, cet ouvrage se fonde quasi exclusivement sur l'exégèse biblique, en particulier sur l'immense polysémie de chaque phrase, de chaque mot de la Torah en particulier, et de l'hébreu en général. On pourrait peut-être lui reprocher que cette multiplicité des dieux et leur penchant belliqueux est une obsession typiquement biblique, reprise par les monothéismes qui en sont issus. Le procédé est séduisant pour les passionnés de langues, de traduction et de philosophie, dont je suis, mais surtout, à l'évidence, pour les théologiens, talmudistes et autres biblistes dont je ne suis pas du tout, du tout. De l'ethnologie et de la psychanalyse les traces sont trop infimes pour que je me sente rassasié.
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