Au moins trois lectures de ce roman sont possibles, simultanées et pourtant alternativement plus prégnantes l'une que l'autre dans chacune des parties dont il se compose, auxquelles une année donne le titre : 1925, 1942, 1952 ; c'est-à-dire respectivement : une histoire de sortilèges et de rites initiatiques convoquant des 'êtres', l'histoire de l'amour fusionnel et perçu comme incestueux des deux personnages principaux – Zohar et Masreya –, enfin trois moments emblématiques de l'Histoire récente de l’Égypte.
1925 : le ghetto du Caire, 'Haret el Yahoud, habité par des Juifs pauvres, humbles, apatrides, et par ailleurs lieu d'origine récente des quelques familles juives qui comptent parmi les plus nanties, modernes et influentes du royaume, est surprenant par ses us archaïques et superstitieux, surtout si on le compare à d'autres quartiers et communautés juifs du Levant à la même époque [ex. Constantinople, Salonique, Smyrne, Tunis, etc.]. Des rites, croyances, pratiques ancestraux président à la venue au monde des deux frères de lait. Du point de vue historique, la naissance et la précoce intronisation de Farouk, roi à quinze ans, contribuent sans doute lourdement à penser la modernité égyptienne comme une heureuse et accessible possibilité qui passe par la proximité avec la Grande Bretagne.
1942 : pendant que la guerre mondiale fait rage, que l'Afrikakorp de Rommel semble sur le point de l'emporter sur le million de soldats britanniques stationnés en Égypte, que cette dernière se transforme en quasi colonie anglaise suscitant les premiers ressentiments populaires, l'histoire d'amour se développe dans toute son ampleur, sa nature surhumaine car édictée se révèle, et apparaissent des personnages secondaires, dont le roi, tous jeunes et néanmoins précoces dans leur passage trop brutal à l'âge adulte. Trop d'amour, d'argent, de pouvoir pour des gamins...
1952 : comme une fatalité chargée de son lot de deuils, le pays renonce à la modernité européenne en cédant au repli islamiste – les Frères musulmans – ; les frères-amants se séparent avant d'être éloignés par l'exil du héros, ainsi que de toute la minorité juive, dans des scènes de véritables pogroms qui constituent l'épilogue du roman.
« Nous autres, Juifs d’Égypte, nous étions là avec les pharaons, puis avec les Perses, les Babyloniens, les Grecs, les Romains ; et lorsque les Arabes sont arrivés, nous étions encore là... et aussi avec les Turcs, les Ottomans... Nous sommes des autochtones, comme les ibis, comme les bufflons, comme les milans. Aujourd'hui, nous n'y sommes plus. Il n'en reste plus un seul. » (p. 535)
Trois romans en un, tous nécessaires, tous aussi importants... Chaque lecteur aura sa préférence. Cela fait long, mais je n'y trouve, pour ma part, aucune longueur.
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